À la lumière de ce que nous savons

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À la lumière de ce que nous savons

La somme des épigraphes, longues et multiples, dont Zia Haider Rahman a doté chacun des chapitres de A la lumière de ce que nous savons, constitue une bibliothèque en soi, hétéroclite, dense, captivante : Philip Roth, Somerset Maugham, T.S. Eliot et Naipaul y côtoient Albert Einstein, Winston Churchill, Sigmund Freud… et nombre d’autres auteurs encore, à la renommée parfois moins répandue, économistes, historiens ou géopoliticiens. L’anthologie ainsi composée par le romancier dit l’ambition qui est sienne dans cette fiction d’une saisissante ampleur, l’envergure qu’il entend donner à son ouvrage : embrasser une infinité de thèmes et de points de vue, livrer sur les expériences vécues par ses personnages un regard riche de l’hétérogénéité de ces perspectives mêlées. La barre est haut placée, mais l’intelligence et le talent de Zia Haider Rahman sont à la mesure de ses prétentions, et A la lumière de ce que nous savons est bel et bien un roman — le premier de son auteur — spectaculairement hors du commun, au formidable dessein.

Deux narrateurs le prennent en charge. Deux hommes qui se sont connus à la fin des années 1980, alors qu’ils étudiaient ensemble les mathématiques à Oxford, avant de se perdre de vue, puis de se retrouver près de vingt ans plus tard. Précisément un matin de septembre 2008, lorsque Zafar, « défait et décharné », fiévreux et agité, vient frapper à la porte de l’élégant domicile londonien de son ancien camarade. Ce dernier, héritier d’une grande famille pakistanaise, est né en Angleterre, y a fréquenté les meilleures écoles et est devenu banquier d’affaires à Londres. L’histoire de Zafar est tout autre : lui est né au Bangladesh, dans un milieu rural plus que modeste, et c’est avec une culture d’autodidacte qu’il a intégré Oxford à 20 ans, avant de devenir trader, « magicien de la finance » à Wall Street. Et ensuite ? Que fut la vie de Zafar au fil des deux décennies durant lesquelles les deux amis ne se sont plus croisés ? C’est toute la matière narrative du roman, qui s’offre à lire comme la restitution d’une longue, très longue conversation entre les deux hommes, Zafar racontant, détaillant, expliquant, méditant ; son ami écoutant, relançant, commentant, concevant le projet de consigner par écrit ce récit proliférant — on comprend bientôt que le roman que l’on tient entre les mains est précisément la transcription qu’il a faite de l’odyssée de Zafar, éclairée par des extraits de ses carnets, augmentée par ses propres réflexions.

Il est difficile de rendre compte de la profusion que génère ce dispositif. L’itinéraire de Zafar passe par l’Europe, le sous-continent indien, les Etats-Unis, l’Afghanistan… Et, à travers lui, c’est en quelque sorte l’histoire des cinq dernières décennies, à l’échelle de la planète, qu’entreprend de dessiner le roman. Mais l’exil de Zafar n’est pas que géographique, il est culturel, il est social, il est intime — et Zia Haider Rahman fait de ce motif de l’exil, du décalage et des ruptures induits pour celui qui le vit, l’une des lignes de force de la réflexion profonde sur la condition humaine contemporaine dont son livre est porteur. Auscultant l’intimité de l’indi­vidu autant que les phénomènes collectifs, rivé aux pensées hautement digressives de l’éloquent et tourmenté Zafar, esprit tout ensemble spéculatif, sensible, caustique et mélancolique, A la lumière de ce que nous savons, en dépit de quelques inévitables longueurs, possède le magnétisme des oeuvres majeures. — Nathalie Crom

 

In the light of what we know, traduit de l’anglais par Jacqueline Odin, éd. Christian Bourgois, 522 p., 25 €.

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