Sacrifice

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Sacrifice

L’écho de ce fait divers n’a pas traversé l’Atlantique, mais aux Etats-Unis, le cas Tawana Brawley a marqué les esprits. A l’automne 1987, quatre jours après avoir disparu du domicile de sa mère, dans l’Etat de New York, cette adolescente afro-américaine était retrouvée non loin de chez elle, à demi-consciente, le corps enfoui dans un sac-poubelle. Elle avait été enlevée, battue, violée par quatre hommes blancs, raconta-t-elle, précisant que parmi eux se trouvait un policier, voire plusieurs. Tracés au crayon feutre sur la peau de son ventre, des insultes rageuses et le sinistre acronyme KKK semblaient attester du caractère raciste de l’agression. De ces faits réels, Joyce Carol Oates se démarque peu, aux premières pages de l’inconfortable Sacrifice. Plantant néanmoins le décor de son roman dans le New Jersey voisin, plus précisément dans la petite ville sinistrée de Pascayne — ses usines à l’abandon, son centre-ville désaffecté, ses habitants traînant leur pauvreté et leur désoeuvrement le long de la rivière aux eaux « lentes et grises comme du plomb fondu ». Renommant la jeune victime Sybella Frye — « une enfant, une jeune fille noire. Traînée dans la cave de la vieille usine à poissons et si elle n’avait pas réussi à se débarrasser de son bâillon, à appeler à l’aide, elle serait morte, là, au milieu des immondices… »

Ses distances avec le réel, Oates les prend peu à peu davantage, en faisant se succéder, sur le devant de la scène narrative, une série de personnages certes tous inspirés par les protagonistes du fait divers, mais auxquels elle confère une singulière autonomie en entreprenant d’en livrer, au discours indirect, les pensées, les réflexions, les souvenirs : la mère de Sybella, son beau-père, une inspectrice chargée de l’enquête, le jeune policier que l’adolescente accuse, le pasteur et l’avocat qui ont pris fait et cause pour elle… L’intention de Joyce Carol Oates n’est évidemment pas de reconstituer les événements de 1987, mais d’en user pour ausculter en profondeur la psyché de l’Amérique contemporaine — tâche à laquelle concourent depuis un demi-siècle toutes les fictions, romans et nouvelles (1,) qui constituent son exceptionnelle bibliographie. Une âme collective que perfore la question raciale sur laquelle Oates se penche une nouvelle fois (après notamment le redoutable Fille noire, fille blanche, paru en 2006). Fouillant froidement, imperturbablement, dans le labyrinthe secret des consciences, sans craindre de mettre éventuellement au jour, par ce geste, d’incommodes paradoxes. — Nathalie Crom

 

(1) Paraît, chez le même éditeur, le recueil Dahlia noir et rose blanche (384 p., 22 €).

 

The Sacrifice, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, éd. Philippe Rey, 362 p., 22 €.

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