Nouvelles du New Yorker

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Nouvelles du New Yorker

Si Ann Beattie nous est encore à ce jour presque inconnue, ce n’est pas le cas de l’autre côté de l’Atlantique, où cette nouvelliste et romancière, née en 1947, jouit du prestige, pas si commun pour un auteur contemporain, d’avoir engendré un néologisme : « beattiesque ». Que peut signifier cet adjectif ? Pour en deviner la définition, il n’est qu’à se plonger dans le recueil de nouvelles que font paraître les éditions Christian Bourgois — quelques mois après nous avoir savamment mis en appétit en publiant le court roman Promenades avec les hommes, une centaine de pages rapides, élégantes, cruellement perspicaces, pour dépeindre l’apprentissage du sentiment amoureux, ses pièges et ses faux-semblants, cela dans le décor parfaitement restitué du Manhattan des années 1980 (1) . « Beattiesque » : ce pourrait donc être cette façon précise et ironique, aussi perspicace que raffinée, aussi intraitable que faussement désinvolte, de scruter la vie intime des indi­vidus, les relations qui se nouent entre les êtres, et, sans avoir l’air d’y toucher, sans jamais théoriser ni se permettre le moindre commentaire off, par la seule justesse des situations et des dialogues, de poser le doigt sur la plaie — les non-dits, les enjeux invisibles, les rapports de pouvoir consentis ou subis, les renoncements et confusions induits.

Des appartements à New York, des pavillons avec pelouse lisse dans le ­Vermont, à Tucson ou en Floride, des femmes, des maris, des amants, des ruptures et des chassés-croisés qui n’ont du vaudeville que les dehors dérisoires, voire ridicules, mais révélant plus profondément des individus avançant à tâtons, des trajectoires sentimentales aléatoires, des solitudes juxtaposées qui jamais ne se rejoignent, des émotions ordinaires qui ont valeur de séismes, partout un désarroi affectif, existentiel et spirituel qui cherche les moyens de se rassurer… voilà ce que dépeignent, réalistes, cinglantes de lucidité, de drôlerie subtile et amère, les seize nouvelles rassemblées dans le présent recueil. Choisies parmi les quelque quarante fictions courtes qu’Ann Beattie a publiées dans le New Yorker au long de quatre décennies, depuis le milieu des années 1970, elles mettent aussi en avant l’acuité avec laquelle Ann Beattie se maintient en prise directe avec l’air du temps, captant ses symptômes minuscules et faussement superficiels (tel vêtement, telle marque de voiture, telle destination de week-end ou telle attitude en vogue…), peignant à travers les moments domestiques anodins auxquels elle s’attache le tableau plus ample, collectif, d’une classe moyenne américaine dont les assises morales ­s’effritent, bougent, se modifient.

C’est cela qui a fait d’Ann Beattie, dès ses débuts, une célébrité, presque une icône. Se souvenant de ce que Beattie représentait, lorsqu’elle fut révélée en 1976 par le prestigieux hebdomadaire new-yorkais, dont elle allait devenir une contributrice régulière, son cadet Jay McInerney soulignait récemment : « Si ignorants semblaient-ils parfois, ses personnages étaient terriblement informés, reliés à leur époque, sémiotiquement corrects. De la même façon qu’une génération précédente lisait Hemingway en partie pour savoir ce qu’il convenait de boire et où il fallait voyager, nous lisions Beattie en partie pour savoir ce qu’il fallait écouter, et lire, et comment il fallait s’habiller. » Ann Beattie ne saurait nous dire de quelle façon il convient de vivre et d’aimer — elle se contente de pointer, finement, sans ménagement mais non sans compassion, combien nous nous y prenons mal.

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