Les Envoûtés

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Les Envoûtés

Ainsi, bizarrement, réapparaissent simultanément deux oeuvres de l’ombre, cachées, au noir. Deux « contre-oeuvres » sans doute, mais qui en disent bien davantage que d’autres, plus « officielles », sur leur mystificateur et provocateur auteur : l’aristocrate polonais flamboyant et tout à la fois mesquin, menteur et furieusement égotiste Witold Gombrowicz (1904-1969). Par-delà la tombe, le créateur d’Yvonne, princesse de Bourgogne (1935), précurseur du théâtre de l’absurde, ne cessera donc pas de nous défier ! Lui qui, depuis son premier roman, Ferdydurke (1937), prônait l’immaturité et l’infantilisme pour nous sauver des carcans de l’exécrée « Forme », ce carcan imposé par nos codes intellectuels et sociaux… Lui qui maniait en maître cynique l’art du paradoxe, du grotesque et du pastiche, et considérait la littérature comme une réalité « qui oscille entre la gravité extrême et l’extrême puérilité »

Ténébreux et distant Gombrowicz. Aussi opaque et insaisissable que ses personnages des Envoûtés, aujourd’hui réédité, et dont la palpitante lecture n’éclaircira, heureusement, aucune des folles et morbides névroses… Publié en feuilleton dans un quotidien polonais du 24 juin au 30 août 1939 — alors même que Gombrowicz s’embarquait pour l’Argentine (il y demeurera vingt-quatre ans) —, ce roman trop délicieusement gothique pour n’être pas parodique fut longtemps dédaigné et comme oublié par son auteur. Qui le signa d’emblée d’un pseudonyme. Pour mieux le dissimuler ? Tel Kronos, cet ­anti-journal très secret, « off » et en marge, dès 1952, du journal « in » commencé à l’arrivée en Argentine pour une revue polonaise (paru en Pologne en 1986, traduit en France en 1995). Sa veuve, Rita Gombrowicz, a décidé de le faire paraître aujourd’hui. Courageusement. Décrite comme une hystérique, elle n’y apparaît pas à son avantage, et son très sensuel mari n’y fait pas mystère de sa ­bisexualité ni de la comptabilité obsessionnelle de ses conquêtes. « Sur le front de l’érotisme : c’est le calme plat », écrit-il. Il comptabilise d’ailleurs à peu près tout. Le moindre argent qui entre ou sort, la plus petite trace d’eczéma, les continuels problèmes de logement, de déménagements, et les incessantes disputes et ruptures avec les membres de la communauté polonaise, exilés comme lui à Buenos Aires. Le modeste employé de banque qu’il était, qui donnait des cours de philo, organisait des pique-niques existentialistes ou jouait aux échecs pour gagner de l’argent, ne paraît obsédé que de lui seul. Ses maladies, sa notoriété dont il dresse le bilan à la fin de chaque année, divisée en mois, inscrit en chiffres romains. Ainsi fin 1960 : « Prestige toujours en hausse sur le terrain polonais et allemand essentiellement… Santé pas trop mal, mais je ­respire mal, la mort se rapproche. » Elle arrivera à Vence, en 1969, sans qu’il se soit jamais intéressé au tourbillon de Mai 68 ni au monde tout autour…

Il faut connaître pleinement la vie de Witold Gombrowicz pour savourer Kronos, cette succession de phrases aussi sèches et nues que des répliques du théâtre de Beckett, cet agenda médiocre et mortifère. La mort est autrement plus sexy dans Les Envoûtés, un régal de roman noir à l’anglaise et à l’ancienne, avec sublime château en ruine, fantômes, pièces hantées, souterrains et trésors enfouis, spiritisme, voyant, vieux prince fou et héros jumeaux d’une diabolique beauté… Avec en toile de fond, comme souvent chez le Polonais, l’opposition entre bourgeoisie et aristocratie, jeunes et vieux, morale et désir, nihilisme et Dieu, hier et aujourd’hui. Les autres et soi, enfin. Car c’est toujours de lui-même, mais métamorphosé, que parle Gombrowicz dans Les Envoûtés. Lui en noble dément comme en prolo avide d’argent, lui sous tous les masques. Burlesques et tragiques, sordides et sublimes, lui, éternel étranger dans ce monde si étrange. — Fabienne Pascaud

 

Opetani, traduit du polonais par Albert Mailles, Kinga Callebat et Hélène Wlodarczyk, éd. Stock, 432 p., 22,50 €. Kronos, traduit du polonais par Malgorzata Smorag-Goldberg, éd. Stock, 392 p., 24 €.

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