Frankenstein et autres romans gothiques

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Frankenstein et autres romans gothiques

Gardez votre sang-froid. Frissonnez, tremblez, sursautez et, au besoin, poussez des cris. Mais ne redoutez pas que le roman gothique, genre labellisé depuis le xviiie siècle, vous plonge uniquement dans des torrents d’hémoglobine. Il trouve en effet ses origines dans le théâtre élisabéthain du siècle précédent, qui n’était pas avare de massacres, et dans la poésie dite « des cimetières » de Thomas Gray et de Robert Blair, qui réfutaient optimisme et rationalité, pour glisser dans le lugubre et le crépusculaire. Les oeuvres rassemblées dans cette Pléiade ont, plus subtilement encore, le charme sulfureux d’une littérature à la fois poétique et fantastique.

Victime de sa réputation, le genre paraît pourtant effrayant et l’on croit qu’à chaque ligne vont couiner des verrous, hululer des spectres et danser des squelettes. Mais, s’il est indéniable qu’une lecture à la seule lueur d’une bougie provoque quelque émoi, rendons justice aux auteurs : de formidables conteurs, inventant des situations originales, multipliant les rebondissements et alignant des personnages souvent plus troublés par les rapports humains que par les apparitions surnaturelles. Si l’on met provisoirement ces dernières de côté, ce sont des personnages bien réels qui sont au centre des récits. Des aventuriers, parcourant les contrées, souvent guidés par des sentiments amoureux afin de retrouver ou sauver l’élue de leur coeur. Des êtres réconfortants auxquels on peut s’identifier et avec lesquels on redoute le surgissement de l’extraordinaire. Certains, il faut l’avouer, qu’ils soient de nature mauvaise ou victimes de maléfices, manifestent de sérieux troubles de comportement. Il n’y a rien à tirer de Manfred, la brute médiévale du Château d’Otrante, tyran qui s’empourpre dès qu’on le contrarie et prêt à toutes les infamies pour assurer sa lignée. Et que dire d’Ambrosio, le moine du roman du même nom, prédicateur adulé qui séduit tout Madrid par ses sermons hebdomadaires ! Perverti par un novice, Rosario — qui se révélera être une femme, Matilda —, il basculera dans le viol et le crime pour assouvir ses instincts. Les femmes, quant à elles, sont pures et angéliques mais, emportées par la jalousie ou l’intolérance, peuvent devenir de véritables monstres, faisant commerce avec le démon ou, telle la mère supérieure du couvent de Sainte-Claire, dans Le Moine, se révéler tortionnaires. De quoi ravir les sentiments antipapistes des lecteurs anglais… Amants transis, amours impossibles, mariages contrariés, unions incestueuses, tourments des consciences et passions débridées : les héros des romans gothiques ont fort à faire dans les histoires de famille.

L’avantage de ce volume est de présenter les oeuvres dans l’ordre de leur parution, permettant ainsi de saisir l’évolution du genre. Depuis le Château d’Otrante (1764), de Horace Walpole, jusqu’à Frankenstein, de Mary Shelley (1818 et 1831), il s’enrichit en effet et, sans congédier le surnaturel, touche aux confins de la philosophie. Walpole pose les fondations romanesques et plante un décor architectural qui évo­que le sombre Moyen Age. Mary Shelley va plus loin, enchâssant les récits de différents personnages, confrontant ceux-ci avec leur propre solitude et, surtout, abordant des questions métaphysiques, comme les principes moraux qui définissent ou transgressent les limites de la vie et de la mort.

La cohérence des cinq romans tient cependant à l’atmosphère qu’ils installent et au style de récit. On voyage beaucoup dans ces livres, dont la plupart se déroulent en Italie et en Espagne. Et si les haltes sont parfois fatales, comme dans cette auberge sanglante du Moine où l’on trucide les hôtes, c’est l’architecture même des lieux qui inspire l’horreur. Passages souterrains, cloîtres enchevêtrés dans les parties basses du château, cryptes où les geôles voisinent avec les cadavres, cavités creusées dans la roche qui évoquent le sépulcre, comme dans L’Italien (1797) d’Ann Radcliffe, forêts inquiétantes et sombres couloirs construisent un univers d’où surgissent des spectres qui parlent, une nonne sanglante et même Lucifer himself négociant l’achat des âmes. Adverbes et locutions (« soudain », « cependant que » ou « tout à coup ») entretiennent le suspense et ne ra­lentissent jamais le récit. Tous ces brillants auteurs, issus pour la plupart de milieux aisés et cultivés, reconnaissent leur dette à Shakespeare, le « modèle » comme l’admet Walpole, et croisent les références littéraires. Le monstre de Frankenstein, qui lit Goethe et Plutarque alors qu’il est pourchassé dans les forêts, symbolise à lui seul les inspirations et les futures influences du roman gothique : toute une littérature puisera dans le fantastique pour explorer les abîmes de l’âme humaine. — Gilles Heuré

 

Horace Walpole (Le Château d’Otrante), William Beckford ( Vathek ), Matthew Gregory Lewis (Le Moine), Ann Radcliffe (L’Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs), Mary Shelley (Frankenstein ou le Prométhée moderne) Traduction et édition établies par Alain Morvan, avec la collaboration de Marc Porée Ed. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade 1 440 p., 58 € jusqu’au 31 janvier, 65 € ensuite.

Enfants de gothiques

Dans sa belle préface, Alain Morvan, maître d’oeuvre du volume, évoque la « contagiosité du gothique littéraire » et les prolongements auxquels il a donné lieu. Le fait est que, pour ne retenir que les auteurs français, de Sade à Théophile Gautier, de Hugo à Balzac ou Maupassant, la séduction du fantastique et du terrifiant a joué à plein. Dans la cohorte des émules, les surréalistes ne sont pas en reste. C’est la « phosphorescence psychique » du Moine, plutôt que les cadavres putréfiés, qui fascine Antonin Artaud. Ce sont de même les « cavernes de l’être » et le « souffle du merveilleux » que revendique André Breton : le rêve comme manifeste…

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