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Il y en a quatre-vingt-quatorze. Et pas soixante-dix-huit… Quatre-vingt-quatorze tableaux, ou saynètes, jaillis de ce bistrot de Sens, dans l’Yonne, niché près de la cathédrale qu’on entend parfois sonner… 78, c’est seulement l’année où tout se passe. Avant que ne commencent le deuxième choc pétrolier et la crise économique, dans une France profonde giscardienne, où coexistent des survivants de la Première Guerre mondiale, des collabos de la suivante, des Algériens sauvés des ratonnades d’octobre 1961… Ici, peu d’échos libérateurs de l’oublié Mai 68, juste un pays qui s’ennuie, où s’excitent quelques militants d’extrême droite rescapés de la guerre d’Algérie et revigorés par un nouveau Front national ; où l’Union de la gauche vient d’être rompue.

Sébastien Rongier excelle à décrire en touches délicates cette France triste et meurtrie, entre l’hier et l’aujour­d’hui, incapable de rêver à des lendemains qui chantent, juste noyée d’absences et de manques. A l’image du gamin au coeur du récit, et qui attend toute une nuit le père qui l’a laissé là, qui lui a affirmé partir Commander du pain. Est-ce l’auteur, ce petit garçon qui trompe son inquiétude et cette attente qui n’en finit pas en jouant avec les figurines de La Guerre des étoiles (1977) ? Peut-être. Le second roman de Sébastien Rongier, chronique très française d’un bistrot provincial au seuil des années 1980, est aussi histoire de séparations et d’initiations, d’adieu à l’enfance et aux destins tracés. Ils sont nombreux les personnages en rupture, en quête, qui hantent ce café de Sens (la bien nommée…) dans une unité de temps, d’action, de lieu qui évoque la tragédie classique. Il y a la jeune bachelière qui refuse d’être bouchère, rêve de devenir romancière ; la femme de l’ombre qui voudrait quitter l’homme marié dont elle ne peut se passer ; le patron que l’épouse a quitté pour rejoindre Paris ; le serveur ; le cuisinier taciturne et brisé, Mohammed. Et l’ombre du navigateur Alain Colas, disparu en 78… De ces scènes de vie obscures et sans gloire, à l’écriture aussi simple et lumineuse que du Tchekhov, surgit une mélodie entêtante. Entre Ferré et Ferrat, aussi. Pleines de timbres et de voix. Un chapelet mélancolique qu’on égrènerait pour attraper un sens qui échappe, mais auquel on s’accroche. Quand même. Pour oublier les dos qui partent dans la nuit, par la porte. — Fabienne Pascaud

 

Ed. Fayard, 140 p., 15 €.

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