Vernon Subutex 3

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Vernon Subutex 3

On ignorait, faisant en janvier 2015 la connaissance de Vernon Subutex, inaltérable enfant du rock devenu SDF à la dérive dans le Paris d’aujourd’hui, vers quel horizon cette rencontre nous conduirait. Virginie Despentes elle-même le savait-elle ? Sans doute en avait-elle l’intuition — une sorte de pressentiment anxieux auquel la réalité la plus brutale est venue, dès ce mois de janvier 2015 et au cours des deux ans et demi qui se sont écoulés depuis, donner un contour, une forme. Transformant ce qui n’était encore qu’une présomption inquiète en un état des lieux tragiquement objectif. L’ultime volet de la saisissante trilogie romanesque de Virginie Despentes est le plus noir. Une véritable chronique en temps réel d’un présent qui semble s’y être imposé — presque à l’excès, mais comment pouvait-il en être autrement ? Et qui d’autre que Despentes, portée par sa capacité d’indignation intacte, son énergie folle, son sens du combat et cette empathie tout sauf complaisante qui est son arme maîtresse, pour plonger ainsi les mains dans ce matériau à vif, instable, infect, et l’intégrer à l’ultramoderne comédie humaine qu’est Vernon Subutex ?

On avait laissé, au terme du deuxième tome, l’ancien disquaire et SDF devenu malgré lui une sorte de gourou, drôle de leader charismatique d’une faction subversive prônant une calme et ferme dissidence contre une société d’une invivable violence. Quand s’ouvre ce troisième volume, la petite bande est partie se mettre au vert. Il y a, autour de Vernon, La Hyène, Pamela, Kiko et quelques autres, constituant le noyau dur d’une commu­nauté moins utopique que, plus simplement, amicale. De temps à autre, ils organisent des rassemblements ouverts aux « gens de l’extérieur ». Des cérémonies nocturnes, mi-raves, mi-cultes, qu’ils appellent « convergences », et dont ­Vernon est tout ensemble le DJ et le chamane : « Il s’agit de danser jusqu’à l’aube, c’est tout. La chose extraordinaire, c’est ce que les danseurs ressentent — sans drogue, sans préparation, sans trucage […]. Une confusion douce, lumineuse, qui donne envie de prendre son temps et de garder le silence. Les épidermes perdent leurs frontières, chacun devient le corps des autres, c’est une ­intimité étendue. » La belle symbiose ne durera pas : Vernon et les siens ­seront bientôt rattrapés par l’ennemi ­féroce qui les traque depuis l’origine de la ­saga — n’oublions pas que Vernon Subutex est, à l’origine et jusqu’à son terme, un polar —, aussi par les éternelles jalousies et rancoeurs qui minent les rapports humains. Rattrapés, plus ­gravement encore, par ce monde dont ils aspirent à se tenir en marge mais qui les assigne bientôt à comparaître et à participer.

Une nouvelle fois, c’est un choeur discordant, incarné, véhément, qu’orchestre magistralement la romancière. Et le tableau qu’avec ces voix elle peint est le portrait, désespérant et plus vrai que nature, d’une société creusée d’abîmes toujours plus profonds — entre les classes sociales, les appartenances culturelles ou religieuses. Une société littéralement disloquée, pulvérisée par les haines, dans laquelle, diagnostique un des personnages, « personne ne peut saquer personne. On n’a pas envie de vivre ensemble. Ce n’est pas vrai que les cultures se mélangent. […] Ce que tout le monde cherche, au final, c’est l’entre-soi. N’avoir à se coltiner que des gens qui te ressemblent. Pas d’étrangers. Et le ciment le plus facile à trouver pour souder un groupe restera toujours l’ennemi commun ». Le faible, le marginal, l’impur. L’autre. Le constat est d’une âpreté inouïe, dans laquelle pourtant ne se dissout pas l’humanisme tenace et rageur qu’on sent pulser dans chaque page, chaque phrase de Despentes — et qui évoque cette qualité qu’Henry James enviait aux romans de Balzac : une incroyable et palpitante « quantité de vie ». — Nathalie Crom

 

Ed. Grasset, 400 p., 19,90 €.

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