Une jolie fille comme ça

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Une jolie fille comme ça

« Toute cette saloperie est inhumaine », résumait Raymond Chandler, évoquant dans une lettre de 1946 à son éditeur new-yorkais, Albert A. Knopf, l’atmosphère de Hollywood, « la prétention, l’enthousiasme de circonstance, les beuveries continuelles, les coucheries, les discussions sordides à propos d’argent… » A la liste, l’auteur du Grand Sommeil aurait pu ajouter l’immense bûcher des rêves réduits en fumée, tels ceux des deux protagonistes de cet admirable roman signé Alfred Hayes (1911-1985). Un homme, une femme. Ne cherchez pas, ils n’ont pas de prénoms, pas de noms. Lui approche de la quarantaine, gagne (plutôt très bien) sa vie comme scénariste, ou quelque activité de ce genre. Elle a 25 ans et « un bien joli visage ». Comédienne sans rôles et dans la dèche à Los Angeles. « Elle était venue plus ou moins poussée par les compulsions habituelles : « Mon visage sur les murs de la ville », dit-elle » — en VO, cela donne : « My face for the world to see », c’est sublime et c’est le titre original de ce livre laconique, sentimental et hard-boiled, essoré de tout optimisme.

C’est sur une plage qu’ils font connaissance. Est-ce volontairement, ou non, qu’elle s’est extraite de la fête bruyante pour avancer sur le sable et manquer de se noyer dans le Pacifique ? Toujours est-il que lui la voit, se pré­cipite, l’arrache aux flots, la ranime. Quelques jours plus tard, elle l’appelle, le remercie. Bientôt, ils sortent ensem­ble. Comment nommer le lien, tout en réticences et en tensions, qui se tisse entre eux ? Eux-mêmes ne sauraient le faire, et le romancier s’en garde bien, se concentrant sur la description de leurs rencontres. La jeune femme est à la fois humble et crâne, soumise et farouche, dévastée et sentimentale. « Je me dis qu’elle touchait au nerf même du pathos, d’une certaine façon. Il y avait quelque chose chez elle, un air de femme blessée assez touchant. […] Je n’étais pas certain qu’elle me plaisait », songe l’homme, ­auquel le romancier a confié le rôle de narrateur. Lui est un type endurci, cynique comme malgré lui, lesté par « un accablement lointain » : « Me sentais-je lésé ? A mon âge, je savais que nous partagions unanimement ce sentiment d’avoir été lésés… » — ce sentiment d’avoir été trahi par la vie, par l’amour, par le mariage, comme un écoeurement qu’amplifie l’atmosphère de cette ville livrée au culte de l’argent et des désirs en toc.

Dans ce décor corrompu, l’histoire, qu’on ose à peine qualifier de sentimentale, avance inexorablement vers le désastre — mais rien n’incite à penser que, dans un autre cadre, sa destinée eût été autre. Est-ce parce qu’il était aussi poète que le méconnu Alfred Hayes maîtrise avec une telle perfection l’art de dire, de façon frontale, rapide, ­succincte et implacable, des choses ­innommables : l’impureté des sentiments, la tendresse si mêlée de mépris qu’elle en devient cruelle, le dégoût de l’autre, l’impossibilité du don de soi, l’avilissement d’une âme ? Comme il sait suggérer, en filigrane d’une banale description ou d’un dialogue trivial, l’abîme métaphysique immense à la surface duquel évoluent ses deux personnages. On croise le nom d’Alfred Hayes — né à Londres, élevé à New York — au générique de certains films de Fritz Lang, de Vittorio De Sica, de Rossellini. Pour ce dernier, il a signé, dans les années 1940, tout ou partie des scénarios de Rome, ville ouverte, Païsa et Allemagne année zéro. Il a aussi écrit quelques autres romans (1,) qu’on ne peut qu’imaginer empreints de la même âpreté, la même désolation que celui-ci — mais qu’importe, s’ils évoluent à la même souveraine altitude. — Nathalie Crom

 

(1) Love, paru en France chez Stock en 2011.

 

My face for the world to see, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, éd. Gallimard, 176 p., 17 €.

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