Un livre de raison

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Un livre de raison

Dans son Journal, Joyce Carol Oates relate une conversation avec Joan Didion, à propos d’Un livre de raison : « Elle est apparemment partie d’une image, un aéroport, puis elle y a mis une femme, a décrit cette femme, puis développé pour inclure d’autres personnages et finalement le roman lui-même : incroyable ! » Dessinées de ce trait si précis et tranchant que l’on connaît à l’écrivaine et journaliste Joan Didion, d’autres images, qu’on aurait pu croire fondatrices du récit, en jalonnent le cours. Par exemple, celle-ci : une ville moderne surgie ex nihilo à la surface de l’océan — comme un mirage : « […] vingt pyramides de verre séparées par quatre boulevards à huit voies, le tout bâti en mer, sur des remblais, et relié à la terre ferme par une chaussée sur digue […] » — et demeurée à l’état d’ébauche, inhabitée, effondrée, silencieuse ruine envahie par l’eau et les moustiques. Ou encore ce paysage : « […] une savane plate et l’étendue inerte de la mer. Et la lumière. La lumière équatoriale opaque. La savane et la mer ne la réfléchissent pas. Elles l’absorbent, l’aspirent puis luisent d’une teinte morbide. »

Bienvenue à Boca Grande, petit pays d’Amérique centrale qui constitue le décor principal et étouffant d’Un livre de raison (1977) (1) . Nous sommes dans les années 1970, le climat géopolitique et idéologique est éruptif. Deux femmes tiennent les premiers rôles. Deux « Norteamericanas » : Grace Strasser-Mendana, la narratrice du roman, ethnologue de formation, désormais passionnée de biochimie, installée à Boca Grande depuis des décennies, intégrée à la suite de son mariage à une famille patricienne du pays, détentrice de tous les pouvoirs ; et Charlotte Douglas, la femme de l’aéroport qu’évoquait Oates, débarquée de fraîche date en provenance de San Francisco, à la recherche de sa fille disparue. Charlotte, silhouette éthérée et comportement fantasque, fragile et versatile, vacante et désaxée, arborant une grosse émeraude au doigt et des vêtements de luxe — mais, précise Grace, « quelques détails, à peine perceptibles, trahissaient une sorte de délabrement (une épingle de sûreté faisait froncer le bord de sa jupe irlandaise, le fermoir d’un sac à 600 dollars restait toujours à demi entrouvert) qui suggérait une usure secrète de l’esprit, ou une blessure, ou l’abandon ».

Charlotte Douglas est morte quand s’ouvre le roman. « Je serai le témoin de cette femme », prévient Grace en préambule au récit par lequel, alors qu’elle est elle-même malade et mourante, elle entreprend de retracer l’existence de Charlotte, les circonstances qui l’ont fait échouer à Boca Grande. Tentant plus profondément, par ses observations, ses déductions, d’accéder à l’origine de son trouble — de sonder l’abîme moral et spirituel au bord duquel Charlotte semblait danser, femme en souffrance et en perpétuel déséquilibre dont l’esprit s’employait à fuir la réalité désespérante dans laquelle sa vie ne cessait de s’engluer. Même si Grace finira par clore son récit sur un constat d’échec (« Je n’ai pas été le témoin que je voulais être »), Un livre de raison s’offre à lire comme une remarquable enquête psychologique, irriguée par une exceptionnelle acuité de l’humain. Un roman tout ensemble intimiste et politique, à la beauté austère, parfois aveuglante pourtant, que le pessimisme stoïque de la grande Joan Didion transfigure en une admirable méditation sur la déréliction. — Nathalie Crom

 

(1) Le roman est paru en français en 1978, chez Julliard.

 

A book of common prayer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard-Henri Durand, éd. Grasset, 272 p., 19 € (en librairie le 1er mars).

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