Suburbia. Autour des villes

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Suburbia. Autour des villes

« J’avais envisagé un système complexe où chaque chapitre se calquerait sur une des autoroutes de L.A., de sorte que la forme du livre épouserait la forme du réseau automobile, chaque sortie étant une entrée dans le texte. » Ainsi, le philosophe français Bruce Bégout, grand amateur de « cruising », virée en voiture, décrit-il un appétissant projet de livre sur Los Angeles. Répondant au nom de code de « L.A.B », ce « Los Angeles Book » devait former le dernier volet d’une trilogie sur la ville américaine, que le philosophe-romancier, par ailleurs spécialiste de Husserl, avait commencée en 2002 avec Zéropolis, exploration de Las Vegas, et prolongée en 2003 avec Lieu commun, cartographie du motel américain. Mais que les lecteurs de Bruce Bégout, séduits par ses petits essais aussi théoriques que littéraires (1) , se rassurent : le livre inachevé compose la copieuse troisième partie d’un nouvel ouvrage, bel et bien en librairies celui-là : Suburbia. Autour des villes.

Sinueux et fantomatique, habité par une force centrifuge, l’essai ressemble à son objet : la « suburbia — ce mot qui veut dire l’extension des villes au-delà de leurs limites, la dissolution de l’urbain dans un espace sans centre ni périphérie ». Aujourd’hui, l’urbain a remplacé la ville. Alors que la ville menait à « la non-ville — désert, campagne ou montagnes », l’urbain ne débouche jamais que « sur un autre espace suburbain qui repousse sans cesse ses bornes vers l’inimaginable ». Et ouvre donc une perspective sans point de fuite. Laboratoire doué d’une vitalité « sans contrôle qui cherche à tâtons ses formes d’expression appropriées », l’urbain ainsi s’étend, s’agite, invente, produit, détruit, à mesure que la ville, elle, devient « monumentale, patrimoniale, muséale, une nécropole immaculée ».

Penseur épris de réel et de quotidien, convaincu que la ville contient la vie, Bruce Bégout semble aussi avoir renoncé à tenir le centre, le coeur battant d’une ville particulière, dans sa main. S’il se tourne vers la cité des Anges, c’est parce qu’elle incarne la ville suburbaine par excellence — à arpenter en voiture. Quand il évoque Bordeaux, la ville où il enseigne, c’est pour mieux la fuir. Lorsqu’il visite Paris et sa banlieue, c’est pour critiquer ces deux parodies, Paris Plage ou Carré Sénart, créatrices d’une même « joie factice », ou pour revenir sur ce faux Paris, carton-pâte d’un autre siècle auquel voulait recourir l’étatmajor français pour tromper l’ennemi lors de la Première Guerre mondiale… Autres vestiges d’un passé révolu : une plongée dans la dérive, pratique révolutionnaire de la ville selon les situationnistes, et un déchiffrement de la ville-livre selon Walter Benjamin. Quant au bref retour de l’auteur à Las Vegas, il a lieu dans un « cimetière », le musée du Néon : « Quelle étrange ironie de conserver ce qui était justement fait pour signifier l’éphémère ! »

Perplexe et mélancolique, Bégout préfère se perdre dans l’espace incertain de cette suburbia, sans repère ni certitude. Si ce n’est celle-ci, en guise de boussole : « La culture de la seconde moitié du XXe siècle est avant tout un enfant de la suburbia : elle a grandi dans son espace hétéroclite et bon marché, fait de centres commerciaux, de stations-service, de motels, de magasins discount, de zones géantes d’activité, de quartiers résidentiels, d’échangeurs d’autoroutes et de terrains vagues. » On se croirait dans un film du duo Kervern et Delépine ! Car, ici, la précarité du présent empêche tout envol vers le futur. L’errance a pris le pas sur la flânerie : « Si dans la flânerie on se perd dans la ville, dans l’errance c’est la ville qui nous perd et nous égare. » — Juliette Cerf

 

(1) Publiés par les éditions Allia.

 

Ed. Inculte 368 p., 20 €.

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