Seul, invaincu

Ajouter un commentaire

Seul, invaincu

Vous le reconnaîtrez vite sur les étals des librairies. Rarement une jaquette suscite au premier coup d'œil un tel remue-ménage intérieur. Equilibre parfait entre un titre (deux adjectifs plantés comme deux drapeaux) et une photographie de couverture (un danseur trépignant pieds nus dans les airs). Qui est cet homme recroquevillé sur son corps presque décharné, dont la main droite hérissée en signe d'autodéfense semble crier « laissez-moi », dans le brouillard jaune ? Loïc Merle lui-même, écrivain tombé du ciel avec fracas, inventant une écriture des brumes, enveloppante et mystérieuse, avec des zones d'opacité volontaire et des trouées de lumière abyssales ?

Il y a deux ans, il s'était imposé d'emblée, à 34 ans, avec L'Esprit de l'ivresse, un premier roman météorite sur la révolte des banlieues, en couverture duquel lévitait déjà un corps malingre, rongé par les lueurs de la ville. Le revoici donc, avec la même rage et le même sens du recueillement. Mais une maturité nouvelle l'a poussé au dépouillement, le chien tout fou a ralenti sa course et se tapit dans l'ombre, en symbiose avec son environnement pour mieux le comprendre. Son nouveau roman s'ouvre sur un travelling mental de plusieurs pages, qui chemi­ne dans la conscience de Charles, un jeune militaire français, après la détonation d'une nouvelle reçue par courriel : « Kérim a attrapé un cancer. » Maladresse de correspondance, la maladie de son ami d'enfance est presque annoncée comme une belle prise, comme un trophée de guerre. Il faut que le soldat quitte le désert et rentre au pays, pour voir ça de plus près. Et le pays, c'est C., une petite ville de montagne réduite à l'état d'initiale, une lettre en forme de crochet auquel il s'était juré de ne plus rester attaché, la même que celle qui commence son prénom.

Charles rentre donc au bercail. Il se rend au chevet de lui-même, en même temps qu'à celui de son camarade mourant, leader quasi christique d'une communauté de marginaux. Cette confusion des voyages, cette superposition des missions, donne au roman une épaisseur chaude et abrasive comme de la laine de roche. Apparaître, disparaître, se rencontrer, se séparer, tout n'est que mirage, chuchote Loïc Merle dans les ténèbres de ce livre plein de trous noirs qui absorbent les êtres.

Tous les visages croisés sont des miroirs dans lesquels on ne peut que se noyer. Même les plus proches, les parents, les amis, sont des précipices qui vous avalent. Mais c'est un mal nécessaire, dont Loïc Merle étudie le processus avec une précision toute particulière, en prêtant une écoute flottante aux personnages, en assemblant des bribes de mots entendus, les répétant même souvent dans une même phrase, comme un écho balbutiant. Il montre que nous ne faisons qu'un, homme parmi les hommes, que les autres sont indissociables de notre personne, car unis par un même destin. Seul, invaincu est un grand roman sur les attaches qui nous lient à nos semblables, ces liens qui repoussent éternellement comme des plantes coriaces, même (ou surtout) lorsqu'on s'escrime à les couper, à les arracher, à cesser de les entretenir.

L'amitié entre Charles et Kérim en est la preuve, noeud mille fois tranché de part et d'autre. Jeu d'emprises et de mises à distance, elle a grandi malgré eux, contre eux. Et lorsque l'un, anéanti par la leucémie, gît à terre, l'autre a beau jeu de lui tendre la main, il s'écroule aussi. Pour mieux repartir. C'est l'une des forces du roman de Loïc Merle que de montrer que l'on n'a jamais fini. Jamais fait le tour de l'autre, jamais fait le tour de soi-même. « Pas de recommencement en amitié, c'est comme ça », ont beau ressasser in petto les deux amis récalcitrants lors de leurs retrouvailles, l'un ne peut pas avancer sans l'autre, et leur pas de deux imprime au livre une belle cadence, bancale et endurante à la fois. Vers où marchent-ils, mus par cette danse de Saint-Guy qu'illustre peut-être aussi la photographie de couverture ? Vers la mort, extinction finale des feux, cessation d'activités illusoires. « Dans chaque amitié on est amené à donner quelque chose de nous-mêmes qu'on désirait garder, quelque chose de précieux que, par la suite, on ne récupère jamais », constate Charles, sans regret, car sa vie est une entreprise d'élagage, de renoncement, d'effacement de soi. Plus il avance, plus son ego s'amenuise, et plus il se révèle. Comme Loïc Merle, écrivain de l'ombre découpant le brouillard au couteau, pour montrer au grand jour la beauté cachée des gens qui se terrent.

Extrait
« Je suis aveugle à présent, dit-il au bout de quelques instants d'une voix altérée, comme si elle avait stagné trop longtemps dans la boue de son esprit malade, d'une voix, me dis-je, qui ressemblait étonnamment à celle de son frère. Je regarde ces champs avec attention, poursuivit-il, pensant : Ce que je veux faire, c'est regarder ces champs, autant de temps qu'il faudra pour les voir, mais je ne les vois pas (de fait, Kérim portait de grosses lunettes noires d'aveugle). Les couleurs n'ont pas disparu, je les reconnais et je peux les nommer, un grand nombre, les formes m'apparaissent à peu près distinctement, aussi. Ce n'est pas physique : ces champs, je les regarde et les regarde, mais ils ne m'inspirent rien de particulier. Rien ne vient. Je n'arrive pas à penser à quelque chose. C'est quoi comme maladie, cette fois ? Je les regarde, je les vois pas. Comme si j'étais ailleurs. Tu me suis ? Tout le monde ne comprend pas. Les gens bien portants regardent un champ, et ils pensent aux récoltes à venir, aux serpents qui s'y cachent, ils les voient, ils se souviennent d'un film, d'une carte postale, ou d'une femme. Moi, quand je me concentre, tout ce qui me vient à l'esprit en regardant ces champs, ce sont quelques mots, pas plus, un ou deux mots secs et puis c'est tout, là, même quand je te parle, je ne peux m'empêcher de penser au mot bataille. »

 

 

Commandez le livre Seul, invaincu

Laisser une réponse