Rebecca

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Rebecca

Face à l’heureuse postérité de Rebecca, Daphné du Maurier confiait, vingt ans après la parution du roman, une certaine incompréhension : « Bien sûr, c’était démodé en 1938, quand je l’ai écrit — des critiques ont dit, je m’en souviens, que c’était un étrange retour au roman gothique du xixe siècle. Mais je ne saurai jamais tout à fait pourquoi il s’est em­paré de l’imagination de tous, pas seulement des adolescents et des vendeuses de magasin, comme les gens essaient de le faire croire aujourd’hui, mais de tous les âges, et des deux sexes » (1) . Cette attraction pérenne exercée par le ténébreux « conte de fées » de Daphné du Maurier (1907-1989) — relayée au Royaume-Uni par son adaptation théâtrale et de façon planétaire par la version cinématographique magistrale qu’en a donnée Alfred Hitchcock dès 1940 — puise évidemment aux énigmes multiples qui continuent de bruisser dans ses pages. Car de quoi Rebecca est-il le nom ? De quoi est-il question au juste dans cette histoire ? Quel est le motif central du livre — la fameuse « image dans le tapis » chère à Henry James, cachée, indéchiffrable, qui en serait tout ensemble l’argument et la clé ?

Ce secret, ni l’aveu : « Oui, le je de Rebecca, c’était moi », confessé un jour par l’auteur, ni la publication ultérieure des notes préparatoires au roman ne sont parvenus à le lever. Dans ces carnets d’esquisses, parus en 1981 sous le titre The Rebecca notebook, la romancière peut bien expliquer comment est né le fameux domaine de Manderley — inventé à partir de plusieurs modèles, parmi lesquels Menabilly House, une propriété des Cornouailles qu’elle connaissait de loin et qu’elle louera à partir de 1943 pour y vivre durant vingt-cinq ans. Expliquer aussi comment le thème de la rivalité féminine s’est imposé à elle alors que, jeune mariée, elle s’interrogeait sur la vie amoureuse de Frederick « Tommy » Browning avant qu’il devienne son époux… D’accord, mais cela ne suffit pas à dissiper l’énigme. « Une splendide demeure… Une première épouse… La jalousie… Un naufrage, peut-être en mer… », se souvient Daphné du Maurier, énumérant dans The Rebecca note­book les pièces du puzzle alors en train de s’assembler — mais elle ne dit rien des tréfonds de l’histoire qu’elle est en train d’écrire, de l’inquiétante étrangeté dont elle entend la nimber, de l’insinuation dans les replis cachés des âmes qu’elle va chercher à opérer.

On aurait tort de penser qu’il revient au génial Hitchcock d’avoir su insuffler, dans l’histoire de la jeune et gauche Mrs de Winter, confrontée au fantôme de la première épouse défunte de son silencieux mari, la divine et redoutable Rebecca, une dimension angoissante et une intuition psychanalytique qui ne se trouvaient pas dans le roman. Tout cela, le cinéaste certes l’a souligné, magnifié, mais il l’a aussi bel et bien puisé au texte originel, qu’une nouvelle et belle traduction, signée Anouk Neuhoff, propose aujourd’hui de relire. Retour donc à Manderley, le flambant domaine de Maxime de Winter, que le lecteur découvre tel qu’aux premières pages du livre il apparaît alors en rêve à la seconde Mrs de Winter, qui s’en est éloignée : un parc abandonné, livré au « foisonnement monstrueux » d’une flore « furtive et insidieuse », arbres sombres, ronces rampantes, « arbustes dégénérés », rhododendrons pourpres difformes, « lierre malveillant »…, et, au fond du parc, cette maison en ruines, close et cafardeuse comme « un sépulcre ». Un cadre moins mélancolique, ou romantique, que résolument anxiogène, et qui constitue le premier indice signalant l’ancrage de Rebecca dans le genre gothique, revendiqué par une Daphné du Maurier grande lectrice notamment de Charlotte Brontë et son Jane Eyre, auquel Rebecca renvoie en de nombreux échos.

A rebours de la critique qui, au moment de la parution du roman, lui reprocha notamment ce caractère, jugé obsolète, c’est aujourd’hui ce qui retient et attache à la (re)lecture de Rebecca. Le livre « contient la plupart des attributs du roman gothique typique : un hôtel particulier mystérieux, hanté, de la violence, un meurtre, un sinistre bandit, de la passion sexuelle, un feu spectaculaire, un paysage onirique et une variante de la femme folle enfermée dans le grenier », analysa un critique universitaire à la mort de ­Daphné du Maurier, louant la façon dont elle avait su revivifier le genre. Ce qui frappe, effectivement, c’est la façon dont la romancière utilise ces codes et ces motifs — quoique de manière parfois trop appliquée, trop sage —, met en branle leur puissance révélatrice pour entrouvrir au lecteur la porte de cette zone enfouie de la psyché humaine où affleure l’inconscient, où se consument les pulsions sexuelles, les instincts prédateurs et les hontes qui échappent à la pensée articulée, au langage.

Roman plein de sous-entendus, raconté à la première personne par la seule voix d’une narratrice un peu mièvre, malléable et impressionnable, semble-t-il, et dont on ne connaîtra ­jamais le prénom — pas plus qu’on ne sait quel crédit accorder à son récit, finalement trop univoque pour être honnête… —, Rebecca garde ses ambiguïtés, son opacité, son mystère. Un charme qui n’est désuet qu’en apparence et qui, plus profondément, captive et entête. — Nathalie Crom

 

(1) Lettres de Menabilly : portrait d’une amitié, éd. Albin Michel (1993).

 

Traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff Ed. Albin Michel, coll. Les grandes traductions 538 p., 25 €.

Lire aussi : Manderley for ever, un récit biographique plaisant signé Tatiana de Rosnay, coéd. Albin Michel/Héloïse d’Ormesson, 462 p., 22 €.

Scandaleuse poupée

La sexualité et ses tabous ont nourri très tôt l’imagination de Daphné du Maurier, lectrice de Freud, d’Adler, de Jung. On a ainsi pu découvrir, il y a deux ans, la fascinante nouvelle La Poupée, écrite en 1928 et demeurée longtemps inédite — les éditeurs qui l’avaient lue alors la jugeaient trop scandaleuse pour être publiée, étant qui plus est signée par une jeune femme de 20 ans. Texte étonnant de netteté et de ténébreuse bizarrerie, La Poupée met en scène les amours charnelles d’une très jeune femme avec un automate grandeur nature, une terrifiante poupée articulée. La jeune fille en question se prénomme… Rebecca.

 

The Doll, traduit de l’anglais par Marilou Pierrat Ed. Albin Michel 254 p., 18,50 EUR.

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