Quand monte le flot sombre

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Quand monte le flot sombre

« Encore une journée divine », se réjouit Winnie au début d’Oh les beaux jours, comme si elle ne pressentait pas que le sable qui emprisonne alors son corps jusqu’à la taille finira par l’engloutir tout entière — ou comme si elle avait décidé une fois pour toutes que le fait d’y penser n’y changerait rien. Encore une belle journée, pense peu ou prou Fran Stubbs, le personnage principal de Quand monte le flot sombre, au volant de sa voiture quand s’ouvre le roman de Margaret Drabble. Fran est septuagénaire (« déjà trop vieille pour mourir jeune et trop vieille pour éviter les oignons et l’arthrite, les taches brunes et les angiomes, les cataractes naissantes mais non encore soignables, et la fatigue qui gagne du terrain… ») et pleine d’une énergie qu’elle consacre à une fondation caritative dont la vocation est d’améliorer les conditions de vie des personnages âgées. « Fran gagne encore sa vie et paie ses impôts » : chargée d’inspecter les résidences et foyers d’hébergement pour seniors, elle parcourt l’Angleterre de long en large, et cela tombe bien car « elle est amoureuse de l’Angleterre, de la longueur et de la largeur de l’Angleterre. L’Angleterre est à présent son dernier amour. Elle veut la voir entièrement avant de mourir. Elle ne pourra pas le faire, mais elle fera de son mieux. »

Autant dire que, contrairement peut-être à la Winnie de Beckett, la valeureuse et rationnelle Fran est bien consciente qu’elle vieillit, et qu’elle pourrait même légitimement, si elle le souhaitait, prétendre à vivre bientôt dans une de ces résidences qu’elle visite à travers le pays. Très peu pour elle… Même si tournent dans sa tête, comme dans un manège sans fin, des poèmes, des citations et des proverbes qui témoignent de la perpétuelle obsession humaine du déclin et de la mort : Shakespeare, Beckett, Simone de Beauvoir (La Vieillesse), Le Livre des morts tibétain, Pascal, les Evangiles ou W.B. Yeats (« Et nous ignorons que ce qui trouble notre sang / C’est qu’il aspire à la tombe »)…

« Elle ne peut s’empêcher de considérer le temps d’une vie comme un voyage, voire un pèlerinage. Ce n’est pas à la mode, ces temps-ci, mais c’est sa façon de voir. Une vie, ça a une destination, une fin, une dernière parole. » Ainsi pense Fran, circonspecte devant les « moyens infiniment intelligents, complexes et inhumains que nous créons afin d’éviter et de nier la mort, d’éviter d’accomplir notre destinée et d’arriver à destination ». Autour de Fran, dont les actes et les pensées sont au coeur de ce roman exempt d’intrigue véritable, mais infiniment dense et spéculatif, Margaret Drabble dispose une galerie de personnages principaux et secondaires, s’appuyant sur eux tous pour dresser un tableau réaliste, perspicace, tonique et volontiers caustique de notre époque, de ses obsessions et ses effrois, de la façon dont on y vit, et surtout dont on y vieillit et on y meurt.

« Nous pouvons tous nous attendre à vivre plus longtemps, mais l’on a récemment annoncé que la majorité d’entre nous peut s’attendre à passer les six dernières années de sa vie prolongée à souffrir d’une maladie grave, à endurer une forme de douleur et de mauvaise santé. Fran trouve que cette statistique est exaspérante. La longévité a foutu en l’air nos pensions, notre équilibre entre vie professionnelle et vie privée, nos services de santé, nos logements, notre bonheur. Elle a foutu en l’air la vieillesse elle-même… » Entre observations très concrètes, voire sociologiques, et méditation de fond sur le destin de l’homme, la grande Margaret Drabble trouve un équilibre inégalable, qui fait toute la singularité et le prix de ce roman remuant, empreint d’une folle intelligence. — Nathalie Crom

 

The dark flood rises, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Christine Laferrière, éd. Christian Bourgois, 456 p., 23 €.

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