Proust contre Cocteau

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Proust contre Cocteau

Sollicité par La Nouvelle Revue française au lendemain de la mort de Proust, survenue le 18 novembre 1922, Jean Cocteau lui rendit hommage dans un texte intitulé « La voix de Marcel Proust », évocation limpide, belle et profonde du grand écrivain qui, bien que son aîné de près de vingt ans, avait été, et était encore au moment de sa mort son ami — à moins qu’il ne fût en fait son ennemi mortel, mais nous y reviendrons… La voix de Proust, écrivait donc Cocteau, « rieuse, chancelante, étalée […] n’arrivait pas de la gorge, mais des centres. Elle avait un lointain inouï. Comme la voix des ventriloques sort du torse, on la sentait venir de l’âme ». Cocteau exprimait ainsi, à sa façon, l’interrogation que pose, sans fin, l’extraordinaire cas Proust : quelle fut l’essence de son génie ? Quel sacrifice de soi l’homme Proust eut-il à consentir pour laisser surgir l’auteur de La ­Recherche, pour s’effacer afin de lui céder toute la place ? A quels « centres » mystérieux l’écrivain eut-il alors accès — les « centres », autrement dit ce « moi profond » qu’évoque Proust dans Contre Sainte-Beuve, « qu’on ne retrouve qu’en faisant abstraction des autres, et du moi qui connaît les autres », cette « chambre noire intérieure dont l’entrée est condamnée tant qu’on voit du monde » ?

L’énigme à jamais irrésolue s’insinue dans les pages de Proust contre Cocteau, imprègne de bout en bout ce superbe essai, sans toutefois en résumer le propos. Se penchant sur la relation que les deux écrivains ont entretenue, depuis leur rencontre en 1909 ou 1910 et par-delà la tombe, jusqu’à la mort de Jean Cocteau, en 1963, Claude Arnaud construit en fait une réflexion incisive et lumineuse, qui installe, l’un en face de l’autre, deux hommes, deux écrivains tout ensemble extrêmement proches et aux antipodes. Qui furent amis un temps — homosexuels tous les deux, présentant la même personnalité hypersensible, fréquentant les mêmes quartiers de Paris, les mêmes salons, tels deux mon­­­dains pleinement conscients de la vacuité du jeu social mais incapables de ne pas y jouer —, jusqu’à ce que l’af­fection et la complicité se changent en rivalité, souvent non dite, mais pourtant âpre, voire virulente.

Un antagonisme personnel, intime — essentiellement nourri par la jalousie de Proust devant la réussite précoce de son cadet, telle est l’hypothèse de Claude Arnaud —, qui est aussi, plus profondément, le reflet voire l’incarnation de deux conceptions de l’artiste et du geste créateur. Cocteau, écrit Claude Arnaud, c’est un « moi sans contour », donc dépourvu de centre, un caméléon, un homme et un artiste polymorphe, non pas frivole mais plutôt multiple, comme dispersé, en mouvement et en constante métamorphose. Tandis que Proust de plus en plus au fil des ans se retire, se cloître, compact et concentré, ses énergies consacrées à l’oeuvre et à elle seule — pour devenir « l’homme de lettres à son paroxysme : celui qui a fait de son ouvrage une idole, et que l’idole a dévoré » décrit par François Mauriac.

Dans cette démonstration, ici trop schématiquement résumée, Claude Arnaud déploie d’authentiques trésors de subtilité, puisant dans les biographies des deux écrivains pour tracer de chacun un portrait aussi fin que saisissant de justesse. Mettre au jour les assises de leur complicité et les noeuds du conflit qui s’installe entre eux. Tracer l’encéphalogramme de leur relation passionnelle avec, en toile de fond, un captivant tableau d’époque : les premières décennies du XXe siècle, le crépuscule d’un monde qui ressemble encore tellement au second Empire — « la République des ducs, des bourgeois à rallonge et des rentiers barbus », écrit Claude Arnaud, le monde dont La Recherche est le tombeau —, le basculement dans la modernité.

C’est ouvertement aux côtés de Jean Cocteau — dont il est le brillant biographe — que se tient Claude Arnaud. Sans minimiser le génie proustien mais pointant de « Proust, ce tueur », l’« intelligence envahissante et [la] sensibilité tentaculaire ». Plus encore, son martyre et, corollairement, une forme de sainteté proprement invivable. Un excès de génie, en somme, et une toxi­cité extrême, vis-à-vis de lui-même, des individus qu’il a côtoyés et cruellement « embaumés » dans les pages de La Recherche, pour les besoins de son chef-d’oeuvre. Vis-à-vis des autres écrivains également, car, finalement, Proust « mit la barre si haut qu’un écrivain, depuis, se doit presque de mourir avec son livre ».

 

Du côté des hommages

 

En cet automne, où l’on commémore tout à la fois le centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, premier volume d’A la Recherche du temps perdu, et les 50 ans de la mort de Jean Cocteau (le 11 octobre 1963, à 74 ans), les publications et rééditions sont nombreuses. Parmi elles, signalons :

De et sur Proust : Le Dictionnaire amoureux de Proust, de Jean-Paul et Raphaël Enthoven (éd. Plon), les essais Chambres de Proust, d’Olivier Wickers (éd.Flammarion) et Proust est une fiction, de François Bon (éd. du Seuil), ainsi que D’après Proust, livraison de mars de La Nouvelle Revue française. Et, à paraître en octobre, une très prometteuse correspondance inédite de Proust, Lettres à sa voisine, ainsi qu’Un amour de Swann, superbement orné par Pierre Alechinsky, et l’édition en fac-similé des premières épreuves corrigées de « Combray », la première partie de Du côté de chez Swann (tous trois aux éd. Gallimard).

De et sur Cocteau : On lira, en novembre, le huitième et dernier volume du Passé défini, titre générique de la superbe correspondance de l’écrivain (éd. Gallimard). D’ici là, on patientera avec Dessins, la réédition du premier livre de dessins de l’écrivain, préfacé par Claude Arnaud (éd. Stock, le 2 octobre) et avec les rééditions de ses textes que propose la collection « Les cahiers rouges », de Grasset : Les Enfants terribles, Paris ou Démarche d’un poète.

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