M Train

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M Train

Icône (à son corps défendant) de la scène musicale planétaire, depuis 1975 et l’album Horses, Patti Smith a ­acquis le même statut quasi sacré, comme écrivain cette fois, depuis qu’est paru il y a six ans Just kids (1,) merveille d’autobiographie dans laquelle elle restituait, miraculeusement intacts et étincelants, ses souvenirs ­d’enfance et de jeunesse : le New Jersey originel, puis New York dans les années 1970, les astres Warhol et Ginsberg, et, au centre du motif, celui qui fut son frère, son jumeau, son amant, son (jeune) mentor, le photographe et plasticien Robert Mapplethorpe, mort en 1989, à 42 ans. Au coeur du présent M Train vibre le souvenir d’autres compagnons de route, qui à leur tour s’en sont allés : le musicien Fred « Sonic » Smith, son mari, père de ses deux enfants, brutalement décédé en 1994, quelques semaines avant que ne meure à son tour Todd, son frère tant aimé. « Je veux entendre la voix de ma mère. Je veux revoir mes enfants quand ils étaient enfants. Petites mains, petits pas rapides. Tout change. Le garçon a grandi, le père est mort, la fille est plus grande que moi, elle pleure après un mauvais rêve. De grâce, restez pour l’éternité, dis-je à ceux que je connais. Ne vous en allez pas », prie-t-elle à la fin d’un des chapitres de ce doux et saturnien M Train, livre dont la dépossession est le thème central, le moteur, le mouvement.

S’il s’agit d’une suite de Just kids, c’est du seul point de vue chronologique. Plus poreux aux rêves de Patti Smith, voué à sa mémoire, organisé sous une forme plus fragmentée, M Train met en scène une femme solitaire, en proie à « un malaise léger mais persistant. Non pas une dépression, davantage une fascination pour la mélancolie, que je retourne dans ma main comme s’il s’agissait d’une petite planète, striée de bandes d’ombre, d’un bleu impossible ». Une femme qui vit dans un appartement de Greenwich Village avec ses chats, sans emploi du temps, sans horaires réguliers, captive des ­séries télé policières, avec pour unique habitude répertoriée celle de revêtir chaque jour, à un moment ou un autre, son manteau noir, pour sortir et traverser la rue, retrouver sa table attitrée au café d’en face, et là, poursuivre ses réflexions : moments d’enfance, souvenirs de son père, de ses rêves (« Mon père […] me disait que voir ses propres mains dans un rêve était excessivement rare. J’étais sûre de pouvoir y arriver, à condition de me concentrer […] l’invasion de mes propres rêves figurait en bonne place sur ma liste des choses impossibles qu’il faut un jour accomplir »), de ses lectures, d’objets et de lieux qu’elle a coutume de photographier, de voyages avec Fred, de la vie de famille à Detroit lorsqu’il était encore en vie. Depuis, c’est l’absence qui s’est imposée. « Tu as perdu la joie. Sans joie, nous sommes morts », lui souffle à l’oreille la statue de Nikola Tesla, alors qu’elle marche dans une rue de Manhattan. Comment la retrouver ? l’interroge-t-elle. « Trouve ceux qui l’ont, et baigne-toi dans leur perfection », lui conseille-t-il, tel un vieux sage chinois.

Si le dénuement est l’itinéraire que suit la narratrice au fil des pages — elle finira même par égarer son vieux manteau noir, qui lui est pourtant comme une seconde peau —, M Train n’est un livre tragique ; il est initiatique, méditatif et poétique, la perte y est une chanson douce et la mélancolie jamais ne se fait pesante. « Bon sang, comment avons-nous fait pour devenir si vieux ? Je demande à mes articulations, à ma chevelure couleur fer. Maintenant, je suis plus vieille que mon amour, que mes amis défunts… » C’est énoncé comme un simple constat, sans éclat de voix et sans drame — c’est une façon d’acquiescer à la vie, fusse au prix de la tristesse. — Nathalie Crom

 

(1) Ed. Denoël, 2010 et en poche chez Folio.

 

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, éd. Gallimard, 272 p., 19,50 €.

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