L’Université de Rebibbia

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L’Université de Rebibbia

Très inhabituel en Italie, le nom de Goliarda Sapienza n’a déclenché, de son vivant, que moqueries d’enfants ou ­silences gênés. Aujourd’hui, grâce au formidable travail de l’éditeur Frédéric Martin, il s’est paré de pierres précieuses, et couronne, dans l’esprit de lecteurs de plus en plus inconditionnels, une très grande dame de la littérature italienne. Après L’Art de la joie (éd. Viviane Hamy) et Moi, Jean Gabin (éd. Attila), voici donc un nouveau cri du coeur de cette artiste au destin hors norme, née en 1924 de parents fantasques et grands militants de gauche, proche de Luchino Visconti, internée à plusieurs reprises en clinique psychiatrique, attelée à une oeuvre littéraire aussi viscérale que gouailleuse, restée dans l’anonymat quasi complet jusqu’à sa mort, en 1996.

A elle seule, la facture du livre qui vient de paraître montre l’amour profond que peut susciter Goliarda « la Sagesse » : une citation qui frise la perfection (« Qu’est-ce que la beauté, sinon de la cohérence ? »), imprimée à la verticale au dos d’une photographie magnétique, une notice biographique riche et très illustrée : ce livre est un ami qu’on a envie de garder près de soi. Comme l’exemplaire du Deuxième Sexe, que l’auteur aperçoit entre les mains d’une codétenue, et qui la laisse sans voix, au sens propre du terme. Car L’Université de Rebibbia (le titre doit à peu près sonner aux oreilles des Italiens comme « l’université de Fleury-Mérogis ») est le récit d’un séjour en prison que Goliarda Sapienza fit en 1980, pour avoir volé des bijoux à une riche amie lors d’une soirée. Elle sait qu’elle a bonne mine, avec son port de déesse, ses vêtements bien coupés, dans cet environnement où « revient en vigueur, souveraine, la sélection naturelle », et jamais elle ne s’épargne.

A travers quatre longs plans séquences très cinématographiques, dans des jeux de lumière éblouissants, ou en quatre actes comme dans une pièce de théâtre charnelle et resserrée, l’élégante taularde donne la meilleure recette de survie en détention : l’occupation de l’espace, par tous les moyens. La première partie est celle de l’isolement au cachot, où l’espace mental reste le seul refuge, exacerbant l’ouïe et l’odorat. L’introspection frappe par sa légèreté, la lucidité se laisse nourrir par les sens. Puis vient la cohabitation avec deux inconnues, animales et amorphes, et la découverte de toute une faune communautaire alentour, aux aguets, fusionnelle. Alors, Goliarda s’immisce dans toutes les intimités possibles, comme si la liberté passait par l’infiltration de l’espace intérieur d’autrui. Haute en couleur, cette expédition dans les consciences révèle la ferveur compassionnelle de l’auteur, au style mordant et généreux. La troisième partie ressemble à un film durassien. Déplacée dans une autre cellule, elle se retrouve avec d’irréelles compagnes qui parlent par aphorismes et se déplacent selon une savante chorégraphie. Cette fois, l’espace est dompté à force de sophistications qui mènent à l’élévation.

Enfin, le chaos d’une empoignade avec des gardiens brouille toutes les cartes, et la quatrième partie est un hymne au désordre, source de paix et d’oxygène. On ne referme pas ce livre. On le laisse ouvert, les deux pans de la couverture apparents, pour que se déploie entièrement le portrait de Goliarda Sapienza, vigie au regard abyssal, où l’ironie le dispute à l’intelligence.

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