L’Homme de ma vie

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L’Homme de ma vie

C’est un livre qu’il portait en lui comme un chagrin secret. Un livre obligatoire, impératif. Qui peut-être couvait comme le feu sous la cendre depuis cette soirée du tout début des années 1950 qui vit, comme tant d’autres jours, la famille Queffélec se rassembler autour de la table, père, mère et enfants — trois à l’époque, un quatrième est en route, mais pour l’heure Yann est encore le benjamin. « Un soir, je pouvais avoir 3 ans, nos regards se croisèrent à la fin d’un dîner. Rien d’étonnant, car j’avais les yeux rivés sur lui. Je vis alors ces mots reptiliens envahir sa prunelle : mais qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ? Je les vis, ces mots, je les entendis cogner en moi de tout mon coeur d’enfant. Ils me déclaraient la guerre en cachette de maman, de mes frère et soeur, ils m’éliminaient par-dessus la nappe, ils versaient leur venin mortel dans mon assiette de gruau. » Ce regard qui assassine l’enfant, c’est celui de son père, Henri Que­ffélec (1910-1992), bel écrivain, aujour­d’hui sans doute peu lu mais alors admiré et célèbre. Un grand homme, « blond, les yeux bleus, des mains d’archange », se souvient son fils. A la mort d’Henri, Julien Gracq lui écrivit une belle lettre navrée : « Nous avons beaucoup ri autrefois ensemble. […] Et rien n’était comparable à la sécurité qu’inspirait son amitié. » Le fils ne connut rien de cette assurance, il éprouva son contraire : la certitude d’être un importun. « Il ne m’aimait pas. Pour m’aimer, il y avait ma mère », écrivait nûment Yann Queffélec dans Le Piano de ma mère (2010), que prolonge ce nouveau récit.

La blessure sourd au fil des pages, elle rampe et se faufile dans les souvenirs d’enfance, d’adolescence, puis de jeunesse qu’égrène Yann Queffélec, avec la vigueur, l’âpre élégance, l’humeur turbulente, la pente drolatique, aussi, qu’on lui connaît. On s’y promène entre le Paris des années 1950-1960 et le Finistère. Evidemment, on y prend la mer, pour voguer bien plus loin encore. On y voit l’enfant bravache, plein de cran et de larmes refoulées, l’enfant « que l’on cherchait à briser menu », tenter de se faire une place dans le coeur de son père. Et décider, peu à peu, s’il n’y a d’autre moyen, de devenir ce père : « Je suis un Henri Queffélec miniature, prêt à lui voler son mètre quatre-vingt-trois comme j’ai déjà volé son stylo, ses chaussettes, à parler des langues disparues, à jouer du piano, toujours en quête du pas suivant, du mot suivant, avec des personnages à mes trousses. Tu peux tempêter, papa, me brûler au feu de tes yeux bleus, un jour je deviendrai toi : toi et personne d’autre, et surtout pas moi. » Le chagrin, pourtant, ne leste pas le livre de Yann Queffélec. Au contraire, jusqu’aux ultimes et très belles pages, qu’on oserait presque dire apaisées, il en est le nerf, le ressort entêté. — Na.C.

 

Ed. Guérin, 274 p., 19,50 €.

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