Lettres à Anne

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Lettres à Anne

La fin de ce mois — le 26 octobre, très exactement — marquera le centenaire de la naissance de François Mitterrand. S'il est impossible d'envisager la publication aujourd'hui de ces deux volumes très intimes comme une pure coïncidence, cette synchronie ne dit rien des raisons qui ont incité Anne Pingeot à rendre publiques ces mille et quelques lettres que, de 1962 à sa mort, en 1995, lui a adressées celui dont elle fut si longtemps, dans l'ombre et le silence, la compagne. Un volume qui paraît accompagné d'un inattendu Journal dont François Mitterrand entreprit la rédaction en 1964, à l'intention de la jeune femme, remplissant presque au jour le jour, et durant cinq ans, des blocs de papier bleu clair qu'il lui confiait au fur et à mesure qu'ils étaient remplis — il y en eut au total vingt-deux. Celle dont les Français découvrirent l'existence le 11 janvier 1996, lorsque les deux familles — l'officielle et la clandestine — de l'ancien président de la République se rassemblèrent autour de son cercueil aux portes de l'église de Jarnac, a-t-elle estimé que ces écrits de sa main constituaient désormais un document historique qu'elle se devait de partager ? Cinq ans après la mort de Danielle Mitterrand, a-t-elle voulu affirmer enfin au grand jour la place non moins ­essentielle qu'elle a secrètement occupée dans les pensées et le coeur du grand homme ? Peu importe, au fond…

“Tu as été la chance de ma vie.”

C'est en 1964 qu'entre François Mitterrand, 48 ans et derrière lui déjà un long passé ministériel, et la toute jeune fille de 20 ans à peine, s'est nouée une relation sentimentale, qui couvait depuis quelques mois déjà. Trente ans plus tard, le 22 septembre 1995, l'ultime lettre que François Mitterrand adresse à Anne Pingeot — devenue entre-temps la mère de sa fille, Mazarine, née en 1974 — se clôt par ces mots d'une souveraine et poignante limpidité : « Tu as été la chance de ma vie. Comment ne pas t'aimer davantage ? » Ce qui s'est passé entre ces deux dates nous regarde-t-il ? La question, sans doute, se pose tant qu'on n'a pas ouvert l'un ou l'autre de ces deux épais volumes. Mais dès qu'on s'y plonge, toute prévention se voit balayée par l'intensité foudroyante du sentiment amoureux dont ces pages témoignent, par la stupéfiante beauté des mots et des arguments par lesquels François Mitterrand s'emploie à dire cet amour, à s'émerveiller de son évidence, à en ausculter avec passion et stupéfaction la moindre vibration.

“Si j'aime, si une femme que j'aime m'aime, tout change.”

« Ce qui domine en moi, Anne, comprenez-le, c'est le sentiment qu'il existe entre nous un monde de relations subtiles et délicates », lui écrit-il tandis qu'est en train d'éclore le sentiment amoureux. Plus loin : « Si la pensée obstinée peut recréer un être cher, vous êtes ici, près de moi, Anne. Je vous vois. Vous lisez sous la lampe, lumière douce, près de la fenêtre. L'odeur de la forêt mouillée entre dans la maison. J'aime votre profil attentif. Et votre voix qui parfois rompt le silence, tout juste assez pour en souligner la plénitude. Vous avez 20 ans mais déjà la possession du monde. Moi j'écoute, interdit, la rumeur que fait en moi votre venue. » L'amour, bientôt, le submerge — un amour « dans l'intensité des sens et de l'esprit ». Et cela le grandit, et cela le renforce, et cela l'exhausse, répète-t-il de mille façons à la jeune femme qu'on devine, dans les premiers temps, tout ensemble subjuguée et circonspecte face à cette déferlante amoureuse et lyrique, aux accents graves, parfois quasi mystiques, sorte de Cantique des cantiques qu'il réécrit pour elle, lettre après lettre, jour après jour, des mois et des années durant : « Si j'aime, si une femme que j'aime m'aime, alors mon courage est immense. Je vais plus loin. Si j'aime, si une femme que j'aime m'aime, tout change. Il suffit d'une pensée fidèle, d'une main donnée, d'un visage offert, d'une communion sans retour — et avec un seul être — pour que soient justifiés la marche en avant, le refus d'abandonner, la faim, la soif intérieures. Pourquoi ? Je ne sais. Peut-être l'amour est-il ce levain qui soudain éveille la matière et lui fait souvenir qu'elle contient en elle de nouvelles naissances ? »

Récit au jour le jour, extraits d'articles, images…

Le monde extérieur — avec lui, la trajectoire politique de François Mitterrand et l'itinéraire professionnel d'Anne Pingeot, future spécialiste de la sculpture française du XIXe siècle — pénètre peu dans ces lettres, où l'amour se joue comme en huis clos. Il est bien davantage présent dans le Journal pour Anne, qui constitue au fond comme une longue lettre, non moins étonnante mais moins grave, plus ludique et fantasque. Sur les feuilles de papier bleu, au récit de ses jours et ses heures, avec ou sans Anne, de ses lectures et de ses voyages, de ses rencontres et de ses parties de golf, François Mitterrand ajoute, dans un geste délicat, presque enfantin, des extraits d'articles de presse, des images collées en noir et blanc ou en couleurs (paysages de France, villages, églises, tableaux, etc.)…

Ce merveilleux Journal pour Anne, il le tient pendant les cinq premières années de leur relation — cinq années qui sont aussi celles où les lettres sont les plus nombreuses, les plus heureuses. La tension s'installe peu à peu, pourtant, au fil des ans, tandis que s'impose à Anne, malgré elle et à long terme, la clandestinité qu'exigent la carrière politique et les fidélités plus anciennes de son grand amour. La flamme ne s'éteindra pas mais, parfois, vacillera en elle — jamais en lui, qui lui écrivait : « J'ai soif de cette région haute et pure où l'âme ­découvre son altitude. Tu m'y as souvent conduit. »

Extrait
« C'est une vague de fond, mon amour, elle nous emporte, elle nous sépare, je crie, tu m'entends au travers du fracas, tu m'aimes, je suis désespérément à toi, mais déjà tu ne me vois plus, je ne sais plus où tu es, tout le malheur du monde est en moi, il faudrait mourir mais la mer fait de nous ce qu'elle veut. […] Ô mon amour de vie profonde j'ai pu mesurer un certain ordre des souffrances. Ce sera peut-être le seul mot tranquille de cette lettre : je t'aimerai jusqu'à la fin de moi, et si tu as raison de croire en Dieu, jusqu'à la fin des temps. » (Lettre du 3 juillet 1970)

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