Les Prophètes du fjord de l’Éternité

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Les Prophètes du fjord de l’Éternité

Cinglant, admirable, le prologue de deux pages est un plongeoir élastique qui propulse le lecteur dans une mer glacée de cinq cent cinquante pages. ­Intitulée La Chute, cette scène inaugurale se déroule au sommet d’une falaise. Une femme, identifiée comme « la veuve », se tient au-dessus du vide, « elle a tourné son regard en elle-même », alors, nos yeux qui parcourent le texte tentent de la retenir. C’est tout le miracle de Kim Leine, infirmier danois doué d’un prodigieux génie littéraire (et traduit pour la première fois en France), que de dérouler des phrases haletantes et compassionnelles pour mettre le lecteur en position de guérisseur magné­tiseur, et lui donner une sensation de toute-puissance. Mais, soudain, la violence, l’atrocité, l’inexorable reprennent leurs droits, et le lecteur chancelle. Comme la femme qui reçoit un coup de botte et tombe dans les vagues, poussant « un cri vertical aussi inégal qu’un trait de fusain ». Le livre peut commencer. Des années plus tôt. La veuve n’apparaîtra que page 206, tombée du ciel, et circulera entre les mots, entre les rêves, entre les souvenirs, charnelle et irréelle, rongée par un traumatisme qui fera tout pour taire son nom.

Tout au long du roman, son chant plaintif et cristallin sera couvert par une autre voix, forte, viscérale, qui retentira de la croûte terrestre jusqu’au plus haut des cieux. Celle de Morten Falck, jeune pasteur sans vocation, envoyé au fin fond du Groenland l’été 1787 pour évangéliser des autochtones qu’il trouve « obtus, impassibles, faux, sales et puants », dont il tente en vain de croiser le regard : « c’est comme lancer une pierre dans un lac sans qu’il se forme le moindre rond dans l’eau ». L’eau, encore et toujours, en guerre avec le feu, éléments moteurs et destructeurs pour ce héros qui rêvait d’être médecin à Copenhague et se retrouve chargé de remettre des païens du Grand Nord dans le droit chemin. De sa traversée en bateau pour rejoindre sa mission, une vache dans ses bagages — pages grandioses, felliniennes, où les tripes se tordent et les âmes s’illuminent —, jusqu’à son installation sur place dans les odeurs d’une urine qui sert à se laver comme à se purger, Morten Falck accepte un destin qui le détruit à la vitesse grand V. Il voulait sauver des corps, mais ne pense pas au sien. Il se retrouve à sauver des âmes, mais ne pense pas à la sienne. Pourtant, cet oubli de soi le conduit à se révéler à lui-même, malgré le scorbut et la dysenterie, malgré la déchéance de tous les êtres qu’il rencontre, et qu’il ne parvient pas à secourir.

Kim Leine aime-t-il le cinéma de Lars von Trier et de Jane Campion ? Son roman partage une même attention à la nature, hostile et apaisante à la fois, et aux personnages écorchés, éperdus. L’écrivain a vécu au Groenland pendant quinze ans, du début des années 1990 jusqu’à la moitié des années 2000. Il a visiblement développé une forte aptitude à la rêverie, dans ces espaces « où la glace craque et respire », comme son livre abyssal, doté d’un souffle puissant. Formidablement construit, plein de crevasses et de refuges, de poches d’air creusées dans le temps qu’il revisite par différentes fissures, offrant des points de vue différents sur une même tempête incessante, ce roman initiatique confirme qu’un trésor somptueux attend parfois celui qui défriche une terre inconnue, en l’occurrence un pavé danois doté d’un titre impossible, écrit par un auteur dont on n’a jamais entendu parler. Grouillant de poux, la mâchoire édentée, le col couvert de grumeaux d’amidon, Morten Falck brille d’une lumière intérieure inextinguible et rejoint la cohorte des personnages qui hantent longtemps. — Marine Landrot

 

Profeterne i Evighedsfjorden, traduit du danois par Alain Gnaedig, éd. Gallimard, 558 p., 29 €.

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