Les Jours enfuisJay McInerney

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Les Jours enfuisJay McInerney

Il arrive que se noue, entre le romancier et son personnage, un lien singulier. Que s'impose une complicité qui défie l'analyse et l'explication. A propos de Harry Angstrom, alias Rabbit, qu'il a convoqué quatre fois en vingt ans, faisant reposer sur ses épaules tout sauf héroïques une tétralogie (Coeur de lièvre, Rabbit rattrapé, Rabbit est riche, Rabbit en paix) qui est sans doute le sommet de son oeuvre, John Updike constatait simplement : « Lors­qu'il s'agissait de lui, j'avais des tas de choses à dire, des tas de choses à dé­crire […], que je n'aurais pas pu exprimer avec un autre. » Parce que c'était moi, parce que c'était lui… Le lien qui unit Jay McInerney à Russell et Corrine Calloway est sans doute de cet ordre.

C'est en 1992, lorsqu'il a publié Trente Ans et des poussières (1,) traduit en France un an plus tard, que l'on a fait la connaissance de ce couple vibrionnant, plus charmeur qu'arrogant, ambitieux qu'arriviste, elle courtière en Bourse, lui éditeur débutant, confrontés à une première crise conjugale dans le décor fébrile du New York des années 1980. Une métropole aux désirs incertains, certes déjà en partie conquise par l'argent-roi et ses thuriféraires mais encore semi-sauvage, rétive à l'embourgeoisement — un biotope captivant que Jay McInerney avait exploré déjà dans son tout premier roman, l'à jamais éblouissant Bright Lights, big city (1984). Russell et Corrine Calloway étaient réapparus il y a une dizaine d'années : dans La Belle Vie, on découvrait un couple assurément entré dans le rang — deux enfants, un loft dans le quartier en vogue de Tribeca, des amis leur ressemblant, intellos ou artistes dans l'âme, financièrement plutôt bien lotis. Une routine bourgeoise, avec ce qu'il faut de possible transgression pour que soit préservée l'illusion bohème. Et tout ce bel équilibre soudain ébranlé par la déflagration du 11 septembre 2001…

Ainsi Corrine et Russell Calloway se sont-ils installés, par l'entremise élégante et sensible de Jay McInerney, dans nos vies de lecteurs. Personnages attachants à travers lesquels prendre, à intervalles plus ou moins réguliers, le pouls de la métropole new-yorkaise, de ses états d'âme. Personnages complexes, tiraillés par des contradictions et des désirs antithétiques, lestés toujours davantage au fil des ans de renon­cements et de défaites, par lesquels Jay McInerney poursuit, à sa façon et de plain-pied dans son temps, l'examen de cet immense et immuable motif romanesque qu'est le mariage — semblant s'inscrire délibérément dans le sillon du roman du xixe siècle et de Flaubert lorsque, dans le présent Les Jours enfuis, il écrit ce dialogue, lancé par Corrine :

« Mais quand un couple bat de l'aile, c'est rarement de la faute d'un seul.

— Je ne suis pas sûr d'être d'accord avec toi, protesta Russell. Je n'irai pas jusqu'à accuser Charles Bovary de la conduite de sa femme.

— Et pourquoi pas ? C'était tout de même un pitoyable crétin. »

Dans ces Jours enfuis, Corrine et Russell abordent la cinquantaine — nous sommes en 2006 quand s'ouvre le roman, qui se refermera dix-huit mois plus tard, au lendemain du chaud-froid émotionnel collectif que constituent la faillite financière de 2008 et l'élection de Barack Obama. Les affaires de Russell Calloway, éditeur littéraire indépendant et respecté, virent bientôt au désastre, tandis que Corrine, devenue scénariste, et toujours impliquée dans des actions caritatives, renoue avec un ancien amant — Luke, celui-là même qu'elle avait rencontré, dans La Belle Vie, au matin du 12 septembre 2001, au pied des tours mortes du World Trade Center, et pour lequel elle avait mis déjà en question son union avec Russell.

S'attachant à installer autour du couple en crise une prenante galerie de personnages secondaires, ressus­citant dans les pensées de Russell et Corrine les fantômes du passé qui les accompagnent au présent, Jay McIner-ney fait une nouvelle fois merveille dans le rôle délicat — et plus mélancolique que jamais — du scrutateur des choses humaines en ce qu'elles ont de plus intime, de plus évanescent, de plus instable, de plus insaisissable et précieux. Centrant son observation sur le couple, avec une égale empathie pour l'un et l'autre — Corrine et son indécision, Russell aux certitudes ébranlées —, sondant de l'intérieur l'énigme du lien conjugal, le mettant à l'épreuve pour en éprouver les faiblesses, mais aussi dans l'espoir de déclencher ses capacités de résistance, sa nostalgie de la stabilité — son élan sans cesse contrarié vers l'éternité. — Nathalie Crom

(1) Trente Ans et des poussières et Bright Lights, big city (Journal d'un oiseau de nuit) viennent d'être réédités en poche chez Points, où on trouve aussi La Belle Vie, Glamour Attitude et Le Dernier des Savage, ainsi que les recueils de nouvelles Moi tout craché et La Fin de tout.

Bright, Precious Days, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, éd. de l'Olivier, 494 p., 22,50 €.

Extrait

 

 

Russell remplit les verres de vin et goûta sa sauce bolognaise, qui manquait de sel. Un repas simple, ce soir : salade et spaghettis avec un choix de deux sauces, bolognaise et marinara, la seconde pour les adolescentes, toutes deux végétariennes – mais Storey mangeait si peu ces derniers temps que ce n'était pas évident de se rendre compte qu'elle l'était. Depuis la séparation de ses parents, elle semblait avoir soudain adopté l'attitude légèrement hostile de sa mère envers la nourriture.

 

 

« Ils viennent d'annoncer que McCain a remporté le Kentucky, dit Washington en consultant son BlackBerry.

— La Pennsylvanie sera décisive. »

[…]

Mingus avait les yeux rivés sur son téléphone. « Obama vient de remporter la Pennsylvanie.

— C'est énorme !, s'exclama Russell.

— Alors, on gagne ?

— Il y a de grandes chances que oui, maintenant.

— J'espère que tu as mis notre bouteille de dom pérignon au frais », dit Veronica.

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