Les Événements

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Les Événements

Le décor est familier, mais, comment dire… le voici dans un drôle d'état. En grand désordre. D'emblée la raison de ce chambardement nous est révélée par le narrateur : « C'était un des petits plaisirs ménagés par la guerre, à sa périphérie, que de pouvoir emprunter le boulevard de Sébastopol pied au plancher, à contresens et sur toute sa longueur. » Ainsi donc, c'est Paris, et c'est la guerre, apprend-on dès la phrase inaugurale des Evénements. Des combats ont eu lieu, et en dépit d'un cessez-le-feu fragile, ce n'est pas terminé, la traversée de la France qui va suivre le confirmera. Car il n'y a pas que la capitale qui soit en état de siège : c'est tout le territoire que continuent de se disputer l'armée régulière, les milices diverses et variées (les unes d'extrême droite ou d'extrême gauche, d'autres confessionnelles, chrétiennes et musulmanes) qui ont pris les armes, les snipers dont on ne saurait trop dire de quel camp ils sont et pour quelle cause ils tirent… tout cela sous le regard des Casques bleus (notamment ghanéens et finlandais) dépêchés par les Nations unies, des organisations humanitaires et des reporters de guerre.

Mieux vaut le préciser dès maintenant, avant que surgissent les interprétations hâtives : Jean Rolin n'est pas un oracle, un romancier plus ou moins revendiqué prophète ou visionnaire, dont l'anxiété face à un avenir incertain et ressenti comme lourd de menaces sécréterait des fables anticipatrices. Non, Jean Rolin est plutôt du côté des rêveurs. Résolument, depuis longtemps, par nature. De livre en livre, de façon tout ensemble cocasse et hautement mélancolique, c'est toujours sur l'Histoire, le destin individuel et collectif des hommes qu'il médite – sur la Chute, sur les ruines, sur un présent désenchanté, comme effondré et essoré de toute utopie. Ce désenchantement trouvant à se cristalliser autour d'un certain nombre de motifs récurrents : la guerre et ses paysages dévastés donc, aujourd'hui dans Les Evénements comme déjà, il y a quinze ans, dans Campagnes (2000), ailleurs les friches urbaines et les terrains vagues (Zones, La Clôture), les installations industrielles minées par le déclin (Terminal Frigo), ou encore les chiens naguère domestiques et retournés à l'état sauvage après la fuite ou la disparition des humains (Un chien mort après lui)… Répertoire non exhaustif de thèmes et d'images avec lesquels Jean Rolin compose ses tableaux, en quelque sorte à la façon dont jadis les peintres de vanités disposaient crânes, pétales fanés et bougies consumées à la surface de leurs toiles.

Les allégories rêveuses de Jean Rolin ont cette singularité d'être tracées d'un trait minutieux, pour ne pas dire hyperréaliste. S'il demeure volontairement imprécis sur le déclenchement et les arrière-plans idéologiques de cette guerre civile franco-française, c'est avec exactitude qu'il en décrit les opérations et les effets (villes détruites et plus ou moins brutalement désertées, exode de la population, ouverture de camps de réfugiés…), évoquant et convoquant nombre de conflits contemporains – notamment ceux du Liban et de l'ex-Yougoslavie, que l'écrivain a couverts en tant que reporter de guerre. Par ailleurs, on pourrait sans peine suivre du doigt sur la carte de France l'itinéraire emprunté par le narrateur des Evénements, quittant Paris pour emprunter la Nationale 20 à Chilly-Mazarin, direction Châteauneuf-sur-Loire où l'attend un ami de jeunesse devenu chef de guerre, passant par Etampes, Bouzonville-en-Beauce, Pithiviers…

Il est tout sauf naïf, ce narrateur sans grandes convictions politiques et aux motivations énigmatiques. Il avance avec circonspection, se souciant d'éviter barrages et embuscades, assez aguerri à ce jeu pour trouver toujours le temps de regarder autour de lui, de scruter les topographies et les paysages, relever l'existence du moindre ruisseau, la couleur des champs et celle des fleurs, observer partout les oiseaux, grues cendrées, merles ou bergeronnettes. Il ira finalement jusqu'à Marseille, pour des raisons qu'on ne dira pas ici – car on n'a plus de place, et que de toute façon elles ne sont pas si cruciales. Et parce qu'en ces circonstances, autant qu'en temps de paix, le voyage en lui-même importe davantage, on le sait bien, que la destination.

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