Les Bas-fonds

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Les Bas-fonds

Misère, vice et crime : ce sont les trois cavaliers de l’apocalypse sociale qui composent les « bas-fonds », terme générique qu’Emile Littré, en 1863, définit par « classes d’hommes vils et méprisables », mélangeant ainsi des lieux et des hommes dans le même sentiment d’abjection. Mais il restait à les mettre dans l’ordre. Pour les philanthropes, les romantiques, les socialistes, c’est la misère qui fait inéluctablement glisser le démuni vers des comportements délictueux. Pour d’autres, plus nombreux, c’est bien le caractère qui précède la condition, l’immoralité qui engendre le vice. Les bas-fonds — en anglais, slum (lieu d’embrouilles) ou under­world, assez proche du Unterwelt allemand —, lieux glauques où pullulent perfidie, pestilence et débauche, les historiens Dominique Kalifa et André Gueslin nous en rappellent la longue histoire, le premier dans Les Bas-fonds, Histoire d’un imaginaire, le second avec D’ailleurs et de nulle part, Mendiantsvagabonds, clochards, SDF en Francedepuis le Moyen Age.

Si le pauvre et le mendiant, élus de Dieu, bénéficiaient d’un regard compassionnel jusqu’au XIIe siècle, les siècles suivants vont progressivement les stigmatiser et mettre en place des dispositifs répressifs. Et, au XIXe siècle, frayeurs et fantasmes vont se déployer autour des bas-fonds, qu’il s’agira d’identifier et de localiser. Dans les ruel­les et les culs-de-sac du Paris pré-haussmannien — comme dans toutes les capitales, Londres, Madrid ou Buenos Aires —, fermentent les pratiques et les cultures du crime. Les mots traduisent le regard social et politique porté sur ceux qui vivent dans les marges. Prostituées, mendiants, rôdeurs, assassins, voleurs, chiffonniers, sans-logis, indigents, anciens détenus ou bohémiens doivent être consignés dans des modèles classificatoires. Toutes ces sous-catégories — notamment la prostitution, qui « sature littéralement les représentations », note Dominique Kalifa — font l’objet d’enquêtes et inspirent les écrits les plus divers, hantés par les versants hideux de la société où croupissent ceux qui végètent dans l’irréligion, la débauche et l’alcoolisme.

Les mystères des bas-fonds deviennent l’inépuisable matière noire des romans et articles propagés par la culture de masse. Ils attirent même d’étranges visiteurs. Napoléon Bonaparte s’immerge ainsi, incognito, tel le Rodolphe des Mystères de Paris, dans les « tapis-francs » (les bouges) et leurs ambiances fétides, afin de voir de près la pauvreté qui gangrène Paris. S’organisent aussi des « tournées de grands-ducs », au cours desquelles les bourgeois noctambules payent des guides pour s’encanailler dans les bastringues interlopes. C’est qu’il faut s’amuser pour contenir sa peur, et ausculter les bas-fonds pour juguler la menace, moins désordonnée qu’il n’y paraît.

Dominique Kalifa montre bien, en effet, qu’au cours des siècles l’organisation de la contre-société des bas-fonds est souvent le décalque de la société dite civilisée, avec ses rois, son « armée de voleurs » ou ses « syndicats du crime ». Sans oublier les « classes dangereuses », dont l’appellation fait écho aux tumultes populaires et à la crainte de voir le paupérisme industriel provoquer des émeutes — « ils forment une petite nation au sein de la grande », écrit Tocqueville en 1843. Vertige de la formule ? Plutôt un indice de la façon dont le regard social a multiplié les représentations. André Gueslin, qui étudie depuis vingt ans les silhouettes du vagabond et des miséreux au cours des siècles, analyse longuement leurs mutations. Le « clochard romantique », l’original « clodo » qui a peuplé la littérature et le cinéma, s’efface ainsi peu à peu, à partir des années 1970, devant le SDF, victime de nos économies contemporaines. Et qui pourrait encore crier : « Merd’ ! V’là l’hiver et ses dur’tès », comme l’écrivait Jehan Rictus dans Les Soliloques du pauvre, en 1897…

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