L’Écharpe rouge

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L’Écharpe rouge

Au terme du récit sont apposées les deux dates qui circonscrivent le laps de temps durant lequel il s’est écrit : 1964-2015, un demi-siècle durant lequel le manuscrit est principalement demeuré rangé dans un vieux bureau — « un meuble de bois pauvre et de forme simple » fabriqué de ses mains par le grand-père maternel de l’auteur —, à l’état d’ébauche, d’« idée de récit », écrit Yves Bonnefoy. En fait, une centaine de vers, des « phrases chargées d’allusions obscures et d’apparences de souvenirs », posées par l’écrivain sur la page blanche en quelques jours de 1964, puis plus rien. Rien qu’un tas de feuilles titrées déjà L’Echarpe rouge et rangées dans un classeur. « Un texte qui existait comme tel, jusqu’en sa moindre virgule, et auquel je n’avais pas plus le droit de toucher que s’il était l’oeuvre de quelqu’un d’autre. Un texte, la production de je ne savais qui en moi », qu’il fallut finalement à Bonnefoy cinq décennies pour reprendre, décanter, dénouer et prolonger en ce livre inclas­sable, émouvant, parfois difficile, où s’entrelacent autobiographie et réflexion sur le geste poétique.

Constituant le premier chapitre, les vers originels ont l’étrangeté des rêves : il y est question d’un voyage, d’une rencontre entre deux hommes, d’un hôtel à Toulouse, d’un village occitan, d’une vieille maison aux murs peints à la chaux, d’une enveloppe, d’une jeune fille, d’autres motifs encore, nimbés de cette aura symbolique dont la psychanalyse raffole. Entreprenant de réfléchir à l’« idée de récit » que constituent ces fragments poétiques, Yves Bonnefoy, né en 1923, ne refuse d’ailleurs pas l’appui de l’interprétation psychanalytique, mais sa méditation le conduit à s’écarter bientôt de cette grille de lecture pour lui substituer une exégèse littéraire et poétique. Un travail qui prend appui sur la mémoire — tant il est vrai qu’« il n’y a de réalité humaine que dans et par la mémoire, pour autant que celle-ci se dégage des fantasmes qui la déforment ». Voici donc que ressurgissent des décors, des figures venues de l’enfance. Au premier rang parmi ces dernières, les parents d’Yves Bonnefoy, Elie et Hélène — Elie déjà si intensément présent dans Les Planches courbes (2001) —, que l’écrivain identifie peu à peu dans les vers initiaux de cette Echarpe rouge.

Les très beaux portraits qu’il brosse de ses père et mère entraînent Bonnefoy dans un processus qui relève de l’archéologie. Il creuse, creuse encore, et c’est le rapport au monde et au langage qui constitue le prisme à travers lequel il ausculte ce qu’il met au jour : les sources du silence et de la solitude d’Elie — et Bonnefoy de confier la « compassion poétique » que lui inspire cet homme « privé des mots qui lui permettaient d’être au monde » —, l’origine de l’exil et des rêves d’Hélène, cette mère de qui il apprit néanmoins « les grands pouvoirs de quelques mots simples ». Il est question de filiation, de legs, dans ce récit méditatif parsemé d’anfractuosités, au fil duquel, peu à peu, Yves Bonnefoy s’attache à localiser la naissance de sa conviction poétique. Peut-être dans « cet être au mon­de du jeune enfant pour lequel tout est immédiateté et silence ». A la question : « Qu’est-ce que la poésie ? », l’écrivain répondit un jour : « Elle est la mémoire, préservée par certains, de l’excès de la réalité sur le signe, autrement dit l’intuition d’une unité qui demeure en tout et partout présente sous les réseaux serrés de la signifiance conceptuelle. La poésie atteste de cette unité, ce qui recentre la pensée de chacun sur l’existence en sa finitude — cette émergence de l’Un en nous — et donc aussi sur le vrai désir et la pleine présence en face de nous des autres êtres, voire des choses » (1)— Nathalie Crom

 

(1) L’Inachevable (2010), repris dans l’anthologie Habiter poétiquement le monde, éd. Poesis (2016).

 

Ed. Mercure de France, 250 p., 19 €.

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