Le Temps, le temps

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Le Temps, le temps

Derrière ce titre en forme de bégaiement, d’écho, de pulsation, se cache l’entreprise insensée de deux voisins d’une zone pavillonnaire, veufs inconsolables coupés du monde. Peter Taler, le plus jeune, sosie de Henry Fonda, a récemment trouvé, sur le perron de sa maison, sa femme criblée de balles alors qu’elle sonnait depuis des heures. Knupp, le plus vieux, bougon botoxé aux cheveux teints, a perdu la sienne vingt ans plus tôt, « de quelque chose d’évitable ». Pour faire face au chagrin, sans se donner le mot, tous deux ont choisi d’arrêter le temps à la mort de leur épouse. Taler dîne chaque soir du même repas de spaghetti-tomates-oignons qu’il préparait lors du crime, au son d’une chanson d’Amy Winehouse. Et Knupp prend un soin maniaque à maintenir la chemise de nuit de sa défunte telle quelle sur son lit de dentelles. Dès l’installation de ce dispositif obsessionnel, Martin Suter instille un malaise à la David Lynch. Quotidiens, agités, répétitifs, ses mots sont des grains prisonniers d’un sablier qui se retourne sans cesse. Comme ses deux veufs rivés à leur fenêtre, le souffle ­retenu, il scrute fixement les décors sordides et rococo de ces maisons construites en vis-à-vis, et capte les ondes mentales de leurs habitants perclus de douleur. L’écrivain suisse doit aussi vouer un culte au Laura d’Otto Preminger, dont la femme de Peter ­Taler porte le prénom, et partage le même art de l’absence fantomatique. Le livre aurait d’ailleurs pu s’appeler « L’Aura », tant est puissant le charisme des mortes, qui semblent s’être réincarnées dans les arbres des jardins, dans les voitures sagement garées sur le parking, dans les bouteilles de bière, même, que les deux voisins boivent comme des philtres d’amour retrouvé.

Puis vient la rencontre des deux hommes, et l’espace-temps n’existe plus. Ne sont-ils pas eux-mêmes deux expressions corporelles du même être ? Il ne faut pas révéler la nature de la dangereuse expérience qu’ils vont tenter, sur leur planète de béton gravillonnée, mais sachez que vous allez perdre pied avec eux, et que Martin Suter sera désormais un écrivain que vous guetterez. Comme la femme de Knupp préconisait, en cas de maladie, de consommer du rösti au lard avec des œufs au plat pour « tromper le corps », Martin Suter attaque la douleur par la douleur, frontalement, pour en faire jaillir la guérison. Mais pourquoi, pourquoi cette chute en pirouette convenue ? Tenir un livre entier de si haute volée pour céder à une facilité de clôture impossible depuis Le Magicien d’Oz, c’est curieux et désappointant, à la fin…

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