Le Motel du voyeur

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Le Motel du voyeur

« Je connais un homme marié, père de deux enfants, qui a acheté, il y a bien longtemps, un motel de vingt et une chambres près de Denver dans le seul but d’en devenir le voyeur permanent. » Gay Talese a attendu près de quarante ans, il s’est relu des centaines de fois avant de publier cette phrase concise qui sert d’accroche au Motel du voyeur, conte pour adultes pleins de « curiosités ». Le plaisir de l’écriture est manifeste, le décor fantastique. Ils font remonter des figures glaçantes et familières des années 1960, les photographes torturés de Michael Powell ou Michelangelo Antonioni, la belle Janet Leigh traversant les nouvelles banlieues américaines, où tout gronde en cachette, pour plonger dans l’épouvante mortelle du ­motel de Psychose.

Gerald Foos, le propriétaire de l’établissement mis en scène par Talese, se présente lui-même comme un « voyeur dérangé », proche du Norman Bates de Hitchcock. Dans la banlieue de Denver, le Manor House où il a installé sa famille n’est qu’un motel parmi deux cent cinquante autres « sur la route la plus longue et la plus abjecte d’Amérique » (selon Playboy). Pour ceux qui s’y arrêtent, c’est un drôle de piège. Avec la complicité passive d’une épou­se infirmière, Foos a aménagé un étroit corridor dans les combles, au-dessus des chambres, pour observer l’intimité de ses clients. « Des ouvertures rectan­gulaires de 15 centimètres sur 35, masquées par des grilles en aluminium pourvues de lames censées faire office de grilles d’aération. » Pendant des décennies, il s’est abandonné à la force qui le traînait, à genoux souvent, vers ce passage secret où il attendait des heures durant que le sexe se montre.

L’ombre dans laquelle il se cache, la folie où il se retranche, noircissant ses cahiers de notes pseudo-sociologiques, les chambres et leurs occupants observés par la fente d’un désir malade sont de puissants appels à la fiction la plus débridée. Steven Spielberg a d’ailleurs payé cher les droits pour une adaptation au cinéma (qui devrait être réalisée par Sam Mendes, le cinéaste d’American Beauty). Sauf que Gay Talese n’est pas et n’a jamais été un auteur de fiction. Encore peu connu en France, il est célèbre aux Etats-Unis pour ses récits en forme de plongée obsessionnelle — dans l’empire du New York Times (The Kingdom and the power, inédit en français) ou celui de la mafia américaine (Ton père honoreras) — qui ont fondé le genre du « nouveau journalisme ». Le Motel du voyeur s’inscrit dans cette démarche. Talese a reçu, en 1980, une lettre de Gerald Foos qui se proposait de l’inviter dans son antre pour lui donner la clé de ses fantasmes. L’écrivain a enquêté pendant des années. Il a relevé les failles dans les récits de son interlocuteur — un meurtre aurait eu lieu, sous ses yeux, dans une chambre ; la police n’en garde aucune trace —, mais l’histoire est trop forte pour ne pas la raconter, comme la charge morbide qui la traverse et ses soubassements qui tissent le portrait d’une Amérique tournant en rond dans les chambres de zones périphériques où la chair est souvent triste et l’ennui considérable.

Ecrit avec une flamme toujours égale, le sens du détail et l’élégance qui font son style, le faux roman de Talese est devenu, par la force des pulsions, un genre de suicide littéraire pour l’écrivain de 84 ans qui vit de sa plume comme un aristocrate à la Tom Wolfe. La presse anglo-saxonne s’est attaquée avec une violence rare à ce récit qui passe les bornes du journalisme, et pour certains critiques celles de la bienséance, et pulvérise en beauté les règles d’éthique journalistique qui ont fait la réputation de Talese (il admet, entre les lignes, que les dates se mélangent et que les récits de Foos ne sont pas complètement fiables). Rien ne l’arrête. « La plupart des journalistes sont d’incorrigibles voyeurs », écrivait-il dans son ouvrage sur le New York Times. Lui ne l’a jamais été à moitié. Sans la verve comique du Moravia de Moi et lui, mais avec une volonté réelle de s’abandonner, il s’est laissé entraîner par les joies et les absurdités de la « tension entre l’homme et son pénis ».

Il en avait fait la matière d’un best-seller à la toute fin des années 1970, où on le retrouvait, par goût de l’immersion, nu dans une communauté échangiste et propriétaire d’un salon de massage érotique à New York. Aujourd’hui publié en poche, La Femme du voisin (1) lui avait valu la plus grosse avance pour le cinéma (tout juste après Les Dents de la mer) et les premières gifles des critiques. Le livre demeure une vaste somme sur le souffle de la libération sexuelle dans l’Amérique de Presley, Hugh Hefner et Kennedy, contée avec gourmandise par un homme qui ne sait pas encore vers quel réduit elle le mène… — Laurent Rigoulet

 

(1) La Femme du voisin (Thy Neighbor’s Wife), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Bonomo, éd. Points, 580 p., 8,60 €.

 

The Voyeur’s Motel, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Cordillot et Lazare Bitoum, éd. du Sous-sol, 254 p., 19 € (en librairie le 6 octobre).

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