« J’étais hier au royaume des ombres. Si vous saviez comme cela est effrayant ! Il n’y a là ni sons, ni couleurs », notait, en 1896, l’écrivain russe Maxime Gorki, bouleversé par l’invention des frères Lumière. Si ces frères portent bien leur nom, la lumière étant la source intarissable du cinéma — autant dans la phase d’enregistrement, sur la pellicule, que lors de la projection, sur l’écran —, l’ombre est aussi essentielle au septième art.
C’est cette intimité très fertile qu’explore l’universitaire Jacques Aumont dans un essai envoûtant, Le Montreur d’ombre, qui passe librement de Lynch à Hegel, du Parrain, de Coppola au Vampyr de Dreyer, de Poe à Rohmer. Dans la vie réelle, l’ombre, signe de la présence d’un corps, nécessite de la lumière pour se déployer (on parle d’ombre portée…), mais au cinéma, c’est l’inverse : la lumière, pour exister, a besoin de l’ombre, comme le fait remarquer l’auteur en un vertigineux paradoxe. La salle ne se nomme-t-elle pas salle obscure ? Le dispositif de la projection n’est-il pas comparé à la caverne mythique de Platon ? Quant au négatif photo, il a tout à voir avec la noirceur de l’ombre ténébreuse… Difficile en général de parler du « milieu ombreux » autrement que sur un mode négatif, comme l’inexistence de quelque chose ; l’ombre « occupe de l’espace, mais elle n’est pas l’espace ». Voilà ce que permet le cinéma : accueillir, penser l’ombre sur un mode plein, spatial, telle que prise dans la matérialité de l’image. Mais que reste-t-il du cinéma ?, se demande Jacques Aumont dans un autre ouvrage (1) . Il reste le cinéma, royaume des ombres.
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