L’Autre qu’on adorait

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L’Autre qu’on adorait

« Tu sais, Catherine, les gens ont quand même une vie intérieure », lui avait dit naguère Thomas, tristement, blessé après avoir lu le portrait lapidaire qu’elle avait fait de lui dans le manuscrit d’un livre à venir : vingt-cinq pages éloquentes et brutales dans lesquelles, sous la plume sans pitié de son amie, la vie du jeune homme se voyait résumée en une sèche succession d’échecs sentimentaux et professionnels. « Je suis ton amie. Je ne suis pas méchante, tu l’as compris. Mais comme j’ignore la fragilité, comme j’ignore le mal qu’on fait à l’autre en posant le doigt sur ses zones les plus sensibles et en appuyant dessus ! » écrit aujourd’hui Catherine Cusset, dans ce très beau roman qui vient comme réparer la blessure infligée naguère. Entretemps, Thomas est mort, il s’est suicidé en 2008, à 39 ans. L’Autre qu’on adorait est la bouleversante oraison qu’a composée pour lui Catherine Cusset, se tenant cette fois au plus près des pen­sées, de la subjectivité, de la sensibilité aiguë et instable de son ami disparu — au plus près de sa vie intérieure qu’au­jourd’hui elle interroge, restitue ou imagine avec l’empathie profonde qu’autorise le geste romanesque.

Du livre, Thomas est tout ensemble le sujet, le destinataire — il est écrit à la deuxième personne du singulier, au « tu » — et l’énigme tragique. Car il y a bel et bien un mystère : quelle gaucherie innée, ou quelle malédiction, ont-elles conduit ce garçon brillant et ambitieux, attachant et charmeur, à accumuler sans fin les déboires, à multiplier tout au long de son existence trop brève les maladresses et les mauvais choix, les hésitations et les occasions manquées ? Il a 18 ans, elle 26 lorsqu’ils se rencontrent et deviennent amants. « D’un commun accord on baptise cette relation naissante  »amitié érotique ». Il ne s’agit pas d’amour. Le sentiment qui nous lie est léger et joyeux. » Elle le quittera bientôt, mais l’affection demeure intacte, et ils resteront amis.

Des amis, Thomas en est d’ailleurs entouré, toujours — après tout, il est « l’autre qu’on adorait », celui que tout le monde aimait —, et ils ne cessent de se multiplier autour de lui, à Paris d’abord, aux Etats-Unis ensuite, au fil des quelque vingt ans qu’embrasse le récit biographique minutieux de Catherine Cusset, mené avec l’acuité inouïe, parfois presque cruelle qu’on lui connaît, depuis notamment La Haine de la famille (2001) ou Un brillant avenir (2008). Pourtant, au milieu d’eux tous, qui le chérissent et lui pardonnent tout, Thomas semble s’enfoncer dans une solitude qu’il tisse, comme malgré lui, à coups de sautes d’humeur, d’inadvertances, d’imprudences, d’accès d’impatience ou de caprices, qui ruinent infailliblement ses amours naissantes et ses projets professionnels — il est universitaire, passionné de Proust.

On l’apprendra, assez loin dans le roman, Thomas souffre d’un trouble bipolaire, tardivement diagnostiqué. Mais Catherine Cusset n’énonce pas ce fait comme étant la clé de son histoire, le secret révélé de sa personnalité qui viendrait tout à coup éclairer ses échecs inlassablement et comme méthodiquement répétés, l’immobilisme dans lequel il s’est enferré, la déréliction qui peu à peu s’est emparée de lui. Ce serait là réduire le destin de Thomas, le mettre à plat et l’expliquer à peu de frais, alors même que le geste littéraire de Catherine Cusset vise au contraire à lui rendre toute son épaisseur — ce à quoi elle parvient admirablement, en usant de Proust et de La Recherche du temps perdu comme d’un subtil révélateur de la façon d’être au monde de Thomas, de ses forces et de ses failles. Jusqu’aux ultimes instants : « Comme si ce n’était pas foutu depuis toujours […] Remonte à ta mémoire ce passage du Côté de Guermantes où Proust écrit, à propos de sa grand-mère, que la mort élit domicile en nous longtemps avant de nous tuer, et que pendant ces années, elle se fait connaître de nous comme un voisin ou un locataire « liant ». Ce n’est pas d’aujourd’hui que tu sais que tu vas mourir. Tu le sais depuis toutes ces années où la mort est venue habiter chez toi… » — Nathalie Crom

 

Ed. Gallimard, 304 p., 20 €.

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