La terre qui les sépare

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La terre qui les sépare

« Je suis le fils d’un homme peu ordinaire, peut-être même le fils d’un grand homme », écrit Hisham Matar dans La terre qui les sépare. Cet homme s’appelait Jaballa Matar, c’était un ancien officier et diplomate libyen, entré en résistance contre le régime de Mouammar Kadhafi quelques années après l’accession de celui-ci au pouvoir, en 1969. Dix ans plus tard, Jaballa Matar avait fait sortir sa famille de Libye, pour bientôt la rejoindre au Caire et, de là, poursuivre son combat politique. Et c’est au Caire que, en mars 1990, il fut enlevé par les services secrets égyptiens et remis aux autorités libyennes. Les siens ne le revirent jamais. Il fut établi ultérieurement que Jaballa Matar avait été incarcéré, sans jugement préalable, dans la prison d’Abou Salim « de mars 1990 à avril 1996 au moins ». Puis plus rien, si ce n’est cette incertitude sur son sort : était-il demeuré à Abou Salim, enfermé ailleurs, ou même déjà mort ?

Hisham Matar avait 19 ans au moment de la disparition de son père, 42 ans, lorsqu’en 2012, après la chute du régime, il entreprit de retourner en Libye, en compagnie de sa mère et de son épouse. La forme fluide et sophistiquée de La terre qui les sépare permet à de multiples temporalités de cohabiter dans le récit. Il y a le voyage de 2012, l’enquête sur le sort du père disparu, qui entraîne Hisham Matar sur ses traces à Benghazi, Tripoli (où se trouve la prison d’Abou Salim), Ajdabiya, Blo’thaah…, et l’amène à renouer avec les membres de la famille restés en Libye. Il y a l’histoire politique du pays au cours du xxe siècle et l’histoire familiale qui s’y inscrit sur plusieurs générations. Il y a l’enfance d’Hisham, la Libye, puis donc Le Caire, et plus tard Londres, où il s’est établi jeune homme et où il vit et écrit aujourd’hui. Ces différents fils narratifs et ces époques sont comme enchâssés dans une méditation qui constitue la chair du livre et lui donne son unité, sa très belle profondeur.

Les interrogations d’Hisham Matar rayonnent dans de multiples directions : le rapport père-fils, le déracinement, la culpabilité du survivant, la douleur de l’absence — que « seul le temps peut finir par combler » —, le chagrin, le deuil. « Que ne suis-je […] le fils de quelque homme heureux qui dût vieillir sur ses domaines », écrit-il, citant Télémaque dans L’Odyssée. Ajoutant, aux mots du fils d’Ulysse, ce soupir : « J’envie le point final des funérailles. Je convoite leur certitude, la sensation des mains qui ordonnent les ossements, qui choisissent comment les disposer puis tassent la terre sur une tombe avant de chanter une prière. » — Nathalie Crom

 

The Return. Fathers, sons and the land in between, traduit de l’anglais par Agnès Desarthe, éd. Gallimard, 328 p., 22,50 €.

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