La Splendeur dans l’herbe

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La Splendeur dans l’herbe

 

En exergue de son nouveau roman, Patrick Lapeyre a placé quelques vers, en anglais, du poète William Words­worth, que l’on peut traduire ainsi : « Bien que l’éclat autrefois si brillant/soit désormais à jamais hors de ma vue,/bien que rien ne puisse ramener l’heure/de cette splendeur dans l’herbe, de cette gloire dans la fleur ;/n’ayons point d’affliction… » De là vient ce titre énigmatique, La Splendeur dans l’herbe — qui évoquera infailliblement aux cinéphiles le chef-d’oeuvre d’Elia Kazan connu en France comme La Fièvre dans le sang, titre diablement plus rêche, moins mélancolique que ne l’est la version originale, Splendor in the grass. Ce n’est pas là une clé qu’il est nécessaire de détenir pour entrer dans ce roman tout en délicatesse, sans larmes ni haussements de ton, comme tracé à la ligne claire par Patrick Lapeyre. Disons simplement que le désir amoureux, à la fois dissident et contrarié, est au coeur de ces deux oeuvres, tout ensemble motif central et principe actif de la narration.

Le point de vue adopté par Patrick Lapeyre est celui de Homer, quadragénaire à l’allure adolescente et vaguement cocasse, un mètre quatre-vingt-treize de maladresse et d’embarras, dont on fait connaissance alors qu’il se tient au seuil du roman et de chez Sybil. Ces deux-là ne se connaissent pas encore, mais le destin a décidé d’entremêler le cours de leurs deux existences de façon plutôt désobligeante, semble-t-il de prime abord : Emmanuelle, la compagne de Homer, et Giovanni, le mari de Sybil, sont partis vivre leur amour sur une île lointaine de Méditerranée, les abandonnant sur place, Homer à ­Paris, Sybil dans sa maison de Seine-et-Marne. « Quand on est aussi constamment malheureux pendant des années, le plus étonnant après coup, ce n’est pas d’être restés ensemble […], non, le plus étonnant, c’est d’être sorti vivant d’une telle épreuve », se confie d’emblée le pudique Homer à la bienveillante Sybil. « C’était donc à ce point ! dit-elle, en posant sur lui un regard où l’incrédulité le disputait à la compassion. »

Entre Homer et Sybil — l’un et l’autre personnages profondément décalés, tant ils sont ignorants des réflexes égotistes, pragmatiques ou indélicats de l’individu contemporain —, un lien se noue, dont le désir amoureux est le moteur, dont la conversation et les frôlements restent longtemps les seules modalités, et dont l’évolution est la dynamique majeure du roman. Un mouvement compliqué, qui n’est pas qu’ascendant. Homer et Sybil sont engagés dans des trajectoires intérieures presque inversées, ou fonctionnant selon le principe des vases communicants, lui se délestant peu à peu de son chagrin au contact de l’apaisante jeune femme, dont le détachement vis-à-vis de son ancien compagnon n’est peut-être pas si avéré qu’on (pour mieux dire, Homer) pouvait penser au départ.

Reste qu’ils forment une paire, un duo complice, partageant confidences et silences. Un couple dont l’éclat s’intensifie tandis que s’étiole au loin l’union d’Emma et de Giovanni dont il est issu. Un couple dont les ­indécisions, les scrupules, l’aptitude à l’attente évoquent ceux de l’adolescence, ou de l’amour courtois, et semblent les arguments d’une forme d’insoumission, de douce et secrète rébellion contre l’époque : « C’était l’heure de la splendeur dans l’herbe, où les merles ­venaient prendre leur bain de soleil sur la pelouse. L’heure où l’univers semblait entièrement circonscrit aux limites de ce jardin, à l’intérieur duquel ils ne recevaient jamais personne et formaient tous les deux […] une sorte de société s­ecrète, parfaitement dissimulés par les arbres et les palissades… »

Entre les épisodes, toujours feutrés, de leur histoire d’amour courtois, ­Patrick Lapeyre intercale d’autres rencontres faites par Homer, et surtout des instants de son enfance et de la vie de sa mère, Ana, véritablement le troisième personnage principal du roman. Ana, décalée elle aussi, ô combien, car fantasque, perméable aux autres jusqu’à en devenir infiniment vulnérable : « Persuadée que l’amitié, l’attention, parfois la compassion, sont les seuls moyens d’augmenter notre petite part d’existence […] elle a juste envie d’entrer quelques instants dans la vie d’inconnus… Ou, plutôt, se reprend-elle, elle a envie de transporter sa vie à l’intérieur de celle des autres, des inconnus, et de s’y reposer comme après un déménagement. Mais comment pourra-t-elle ­jamais lui expliquer cela ? » Nulle énonciation psychologisante, nulle cheville narrative ne viennent articuler la vie d’Ana, ainsi feuilletée de façon elliptique, aux attitudes de son fils Homer, qui s’autorise trente ans plus tard à se laisser glisser sur les ailes du désir. Ce sont pourtant les errances d’Ana qui, d’indéfinissable façon, donnent au ­roman de Patrick Lapeyre la gravité et la profondeur qui pourraient, sans elles, lui faire défaut. Peut-être parce qu’Ana souffle à Homer, par-delà les années et les échecs, et sans qu’il le sache, les mots manquants du poème de Words­worth : « N’ayons point d’affliction mais cherchons la force dans ce qui reste après. » — Nathalie Crom

 

Ed. P.O.L, 384 p., 19,80 €.

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