La Part inventée

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La Part inventée

Un roman, vraiment ? C’est beaucoup dire. Ou trop peu. La Part inventée, de Rodrigo Fresán, n’est pas de ces histoires avec un personnage, une situation, des lieux et un déroulé romanesque. Des personnages, certes, il y en a — le Garçon, la Fille, l’Ecrivain, d’autres encore, dont les Karma, qui flirtent avec la fantasy —, mais le vrai, le seul héros de ce livre, c’est Fresán lui-même, ce qu’il pense, ce qu’il redoute et ce qu’il est vraiment : un écrivain. On ne suit donc pas une histoire, mais une suite de réflexions, de digressions, de collages, et même de devinettes, comme celles que pose le Garçon : « Pourquoi une femme de la planète Terre remporte-t-elle toujours le concours de Miss Univers ? » ; « Pourquoi, dans les contes de génies — bien plus intéressants que les contes de fées —, le troisième et dernier souhait n’est jamais :  »J’aimerais avoir trois autres souhaits » ? »

Dans sa jeunesse, l’Argentin Rodrigo Fresán — qui vit depuis dix ans à Barcelone — lisait Charles Dickens, Henry James, Bram Stoker et Herman Melville. Autant dire que les bibliothèques ont un rôle à jouer dans ce livre vertigineux. A tel point que l’auteur évoque la « biothèque » — soit « une vie [qui] n’est faite que de livres, une vie faite de vie ».

Serait-ce que, comme il le déclare souvent, il est un écrivain profondément engagé dans l’irréalité ? Pas sûr ! Dans La Part inventée, il s’adonne à une analyse de la lecture et de l’écriture à l’heure des tweets et des réseaux sociaux. La consultation compulsive qu’engendrent ces derniers n’est pas loin de nous faire perdre la conscience physique de ce qui nous entoure et nous fait basculer dans l’over­sharing, cette surdose d’exhibition massive de la vie privée. Les applications de la téléphonie mobile font rêver ceux qui les téléchargent frénétiquement que toute activité « pourra être réalisée d’un écran l’autre sans qu’interfère la chair ou le sang ». La lecture et l’écriture deviennent alors tributaires des fatidiques cent quarante mots, transforment celui qui lit en « lecteur électrocuté » rivé sur ses petits écrans.

Alors plutôt « l’électricité interne » et la respiration des livres, qui entretiennent les rêves et un temps de lecture propice aux grandes oeuvres. Etre en suspens, en quelque sorte, comme quand l’auteur écoute inlassablement Wish you were here des Pink Floyd ou les Variations Goldberg de Bach interprétées par Glenn Gould. Mais se bouger aussi comme quand Fresán, privé de visa, parvient à joindre au téléphone Ray Davies, le leader du groupe The Kinks, pour que celui-ci contacte le doyen de l’université de l’Iowa « perdue dans les champs de maïs » afin de l’autoriser à venir à Manhattan assister à un concert. Etre encore à l’affût quand les images de cinéastes, Alfred Hitchcock, Luis Buñuel, Roger Corman ou Orson Welles, défient le temps et invitent celui qui les regarde à cultiver son imaginaire.

Après Mantra (2006), Le Fond du ciel (2010) ou Histoire argentine (2012), La Part inventée confirme que Rodrigo Fresán, écrivain qui revendique d’écrire pour les vrais lecteurs, vit certainement dans les bibliothèques, mais qu’il regarde aussi son époque avec un humour caustique et une sacrée dose de lucidité. La musique, toujours présente dans ce volumineux volume, est sans doute, avec un style travaillé et enthousiaste, ce qui produit la singulière mélodie de La Part ­inventée. Si Borges et Pynchon tombaient d’un bateau… ce serait Fresán qui sortirait de l’eau. — Gilles Heuré

 

La Parte inventada, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, éd. du Seuil, 592 p., 26 €.

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