Journal. Volume 2

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Journal. Volume 2

« Une pensée m’est venue aujourd’hui — si évidente […] : il n’y a rien, rien qui puisse m’empêcher de faire quoi que ce soit, à part moi », écrivait Susan Sontag (1933-2004) dans les pages de son Journal, alors qu’elle avait à peine 15 ans. Cette révélation, devenue pour l’adolescen­te plus qu’une conviction — une sorte de viatique, une devise aussi ferme que secrète —, a-t-elle jamais cessé, au fond, de guider les pensées et les actes de l’intellectuelle américaine ? Le second volume, aujourd’hui traduit, de ce Journal qu’elle tint durant toute sa vie met en lumière, comme le faisait le précédent, la folle opiniâtreté qui fut le moteur de son existence. L’extraordinaire vitalité de son intelligence. Sa curiosité insatiable. La tournure hautement spéculative de son esprit. La détermination et la volonté de dépassement de soi qui l’animaient.

Une ambition passée pourtant, au fil des ans, au tamis des remises en question et des réévaluations inévitables — ainsi note-t-elle, en 1966, alors qu’elle a 30 ans et des poussières : « Je ne suis pas ambitieuse parce que je suis contente de moi. A 5 ans, j’ai annoncé à Mabel [sa gouvernante, NDLR] que j’allais obtenir le prix Nobel. Je savais que je serais reconnue. La vie était un Esca­lator, pas une échelle. Et j’ai saisi aussi — à mesure que les années passaient — que je n’étais pas assez intelligente pour être Schopenhauer ou Nietzsche ou Wittgenstein ou Sartre ou Simone Weil. J’aspirais à me trouver en leur compagnie, en tant que disciple ; à travailler à leur niveau. J’avais, je le savais — j’ai — un esprit solide, puissant même […]. Mais je ne suis pas un génie. Je l’ai toujours su. » Ce qu’il lui manque, pour tutoyer les anges ? Elle se trouve plutôt « conventionnelle ». Non pas ordinaire, n’exagérons rien — dans Mort d’une inconsolée (1,) le très bel essai qu’il a consacré aux derniers mois de la vie de celle qui fut sa mère, David Rieff souligne qu’il l’a toujours connue ha­bitée par le « sentiment d’être spéciale, d’être dotée d’un destin » — mais « pas assez folle, pas assez obsédée ».

Les années 1964 à 1980 que couvre ce volume sont celles de l’accès à la pleine maturité intellectuelle pour celle qui se veut écrivain — en 1967, la réception mitigée de son deuxième roman, Derniers Recours, la plonge dans une vraie souffrance —, mais dont le nom s’installe sur la scène américaine davantage comme celui d’une intellectuelle de gauche critique, une essayiste originale et efficace, l’auteure remarquée de Sur la photographie (1977), La Maladie comme métaphore (1978). « Je m’intéresse seulement aux gens qui sont engagés dans un projet de transformation de soi », note-t-elle ici. Et là : « Je vois la vie comme une série de projets / de tâches. […] Plans d’action, exercice de volonté, jugement habile, bonne intuition dans la prise de décision m’ont permis de progresser tout au long de ma vie, passant d’un sujet à l’autre. » De fait, c’est une intelligence en perpétuel mouvement qui se déploie dans ces pages. Une intelligence engagée, au plein sens du terme.

A ses notes de lectures, aux listes de films, vus ou à voir, qu’elle dresse, aux réflexions sur le roman ou l’art qu’elle ébauche ou développe, au regard sur l’actualité qu’elle porte, s’ajoute le constat régulier des états contrastés, entre jubilation et souffrance, dans lesquels la plonge sa vie affective. Quel que soit l’objet sur lequel se fixe son esprit, c’est l’écriture seule qui lui permet de réfléchir, lui ouvre l’accès à l’élaboration d’une pensée. Qu’il s’agisse de condamner la guerre menée par les Etats-Unis au Vietnam à la fin des années 1960, de juger l’idéologie communiste comme intrinsèquement perverse, mais aussi d’analyser son comportement amoureux, le poids de sa relation avec sa mère, ou le rapport de l’humain avec la mort — « la mort est le contraire de tout le re­s­te » — lorsque la maladie l’atteint. De tous les matériaux, lointains ou intimes, abstraits ou vécus, cet « esprit solide, puissant » trouve à faire son miel, à con­duire des réflexions qui l’entraînent hors des méthodologies établies et des théories toutes faites. « Exercices spirituels : faire descendre les idées dans le corps. Les intégrer dans ses instincts », note-t-elle dans ses carnets un jour de décembre 1977. A sa pratique intellectuelle, on pourrait appliquer cette même image. Ou reprendre, à son propos, la réflexion que lui inspirait l’oeuvre de Roland Barthes (2) , qui fut son grand modèle : une entreprise « qui fait du moi le lieu de tous les possibles, moi avide, qu’aucune contradiction n’effraye […], et fait de l’exercice de la conscience la plus haute ambition d’une vie ». — Nathalie Crom

 

(1) Ed. Climats, 2008.

(2) Dans L’Ecriture même : à propos de Barthes, éd. Christian Bourgois, coll. Titres (OEuvres complètes, tome 2, de Susan Sontag).

 

As consciousness is harnessed to flesh. Diaries 1964-1980 Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Rabinovitch Ed. Christian Bourgois 574 p., 24 €.

Extrait

« Dans la mesure où elle est réellement niée, la mort devient l’essentiel. (Comme tout ce qui est nié.) Elle est partout, et nulle part. Tandis que nous nions la mort, le morbide exerce sur nous un attrait suprême. Peut-être parce qu’aucune source transcendante de valeurs ne peut être détectée désormais, la mort (l’extinction de la conscience) devient un label de valeur, d’importance (en un sens, seul ce qui concerne la mort a de la valeur). Cela conduit à la fois à une promotion et à une banalisation du concept de mort, qui donnent peut-être l’impulsion la plus profonde à l’iconographie persistante de la violence et de la mort violente dans les artefacts de notre culture (l’extraordinaire fréquence avec laquelle l’intrigue d’un roman contemporain sérieux est enclenchée, ou résolue, par un meurtre — compte tenu de la très improbable hypothèse selon laquelle les auteurs de fiction d’avant-garde auraient assisté de près ou de loin à un crime…). »

 

(Note de 1977.)

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