In my fashion

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In my fashion

La sentence est sans appel, énoncée avec la netteté que requièrent les diagnostics irréfutables : « La mode n’est pas un terrain de jeu pour les âmes sensibles, c’est un champ de bataille réservé aux égocentriques autoritaires et déterminés, possédés par le désir inné d’imposer leur volonté au monde, une volonté d’acier cachée sous des drapés de soies bruissantes aux teintes les plus rares. » De quelles armes secrètes Bettina Ballard (1905-1961) disposa-t-elle pour survivre dans cette arène sanglante ? « Une énergie inépuisable, qui ronronnait en moi comme une dynamo, et une santé de fer », confie-t-elle au détour de ses captivants Mémoires. A ces dispositions physiques, on ajoutera quelques atouts d’ordre plus cérébral : beaucoup de pertinence et de lucidité, et une sérieuse dose d’ironie bienveillante.

Correspondante à Paris pour l’édition américaine de Vogue dans les années 1930, rentrée à New York après la guerre pour y occuper le poste hautement stratégique d’éditrice de mode, la brune et élégante Bettina Ballard — « une de ces Américaines inoxydables qui sont toujours en avance partout », la décrit Frédéric Mitterrand dans la préface qu’il donne à cette version française du livre, paru aux Etats-Unis en 1960 — vécut immergée dans l’univers de la mode et du luxe. La description minutieuse qu’elle dresse de ce singulier biotope est l’un des charmes puissants de son ouvrage. Couturiers (Coco Chanel, Cristóbal Balanciaga, Christian Dior…), photographes de mode (Cecil Beaton, Horst…) et femmes du monde composent la distribution fastueuse d’In my fashion — au fil des pages duquel défile toute l’excentrique et romanesque Café Society des années 1920-1950, de la richissime et impérieuse Daisy Fellowes à l’impertinente Louise de Vilmorin, en passant par Elsa Schiaparelli, Marie-Laure de Noailles, Bébé Bérard ou Diana Vreeland…

Face à ce petit monde flamboyant, égocentrique, arrogant, jaloux de son pouvoir, Bettina Ballard n’est ni grisée, ni dupe. « Je me rappelle, note-t-elle, une riche et frivole Italienne en visite à Paris qui me déclara un jour :  »J’appartiens à cette classe sociale inutile et superficielle dont l’importance réside dans sa capacité à inspirer le luxe — à le demander, plus exactement. C’est pour nous que sont créés les bijoux les plus nouveaux et les plus beaux, les vêtements et les fourrures les plus extravagants, les automobiles les plus luxueuses et les plus rapides. Nous stimulons l’instinct créatif des marchands du monde entier. Si nous n’étions pas là, qui encouragerait la mode ? » »

D’abord choquée par ces propos « cyniques », Bettina Ballard finit par y déceler une vérité. Entrée par hasard dans cet univers, elle y a mené ses apprentissages esthétiques et humains. Elle a su préserver sa tendresse, son enthousiasme comme son sens critique et y a développé une vraie qua­lité de regard et d’analyse. Remarquable notamment lorsque, quittant un temps des yeux les excentricités de Schiaparelli ou les audaces de Givenchy, son champ de vision s’élargit pour embrasser plus largement l’atmosphère de Paris — le tableau qu’elle dresse des tensions de l’année 1939 et des premiers mois de 1940, puis de la pesanteur de l’immédiat après-guerre, est passionnant.

En ces temps périlleux, il fallait de la vigilance, de l’intelligence pour garder et chérir en soi la saine propension à la frivolité. Pendant le conflit mondial, engagée dans la Croix-Rouge et dépêchée en Afrique du Nord, Bettina Ballard alourdit son paquetage, outre d’inutiles et nombreux souliers à talons, d’« une veste de shantung rose shocking et un pyjama vert pomme (ma tenue d’intérieur préférée, de chez Norman Norrel) »… — Nathalie Crom

 

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alexis Vincent, éd. Séguier, 450 p., 22 €.

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