Guerre et Térébenthine

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Guerre et Térébenthine

L’exergue est emprunté à Erich Maria Remarque, mais c’est à l’oeuvre d’un autre grand écrivain allemand que l’on pense, parcourant les premières pages de ce récit familial. W. G. Sebald, l’auteur d’Austerlitz (2001), est la référence qui vient d’emblée à l’esprit, pas seulement à cause des images en noir et blanc qui, de façon effectivement toute sebaldienne, dialoguent ici avec le récit, mais plus vivement encore en vertu d’une certaine qualité de mélancolie infusant dans les profondeurs du texte — en vertu aussi de ce caractère « irréfutable » que Susan Sontag trouvait aux livres de Sebald, et que l’on ressent d’une façon comparable en ouvrant Guerre et Térébenthine. Se penchant sur la destinée de son grand-père maternel, Urbain Martien, né en 1891, mort en 1981, l’écrivain et essayiste belge Stefan Hertmans ne se livre pas à un simple et émouvant exercice de piété familiale. Il exhausse superbement le genre, en inscrivant cette vie minuscule dans le temps et en en faisant le socle d’une méditation sur la fausse atonie des existences ordinaires.

« Le monde dans lequel il avait grandi, avant 1900, était empli d’odeurs qui ont pour la plupart disparu : une tannerie dégageait sa puanteur persistante dans la brume légère de septembre, les tenders chargés de charbon brut allaient et venaient durant les sombres mois d’hiver, les effluves du crottin de cheval dans les rues pouvaient donner à un enfant encore ensommeillé, devant sa fenêtre entrebâillée aux premières heures du jour, l’illusion de séjourner à la campagne… » Urbain Martien grandit à Gand, dans une famille aux ressources plus que modestes, tendrement aimé par un père qui gagnait maigrement sa vie en restaurant les peintures des églises, et une mère d’ascendance bourgeoise, ayant consenti par amour à ce déclassement social.

Du récit des souvenirs de son enfance, de sa jeunesse, Urbain a rempli un des deux cahiers qu’il a laissés derrière lui avant de mourir. Ce premier cahier est l’un des matériaux dont use son petit-fils pour retracer cette existence d’avant 1914 — avant la grande rupture, qui vit le monde d’Urbain, presque encore médiéval, basculer dans la modernité. L’autre matériau, ce sont les souvenirs que garde l’auteur de cet aïeul discret, à la dignité presque obso­lète, irrémédiablement songeur : « A 70 ans, par un dimanche matin ensoleillé de Pâques, il avait déclaré subitement, les larmes aux yeux, que l’inten­sité du bleu des iris barbus qui fleu­rissaient dans le jardin à l’arrière de la maison, associé au jaune vif de leur coeur, lui donnait des palpitations, et que c’était triste qu’un être humain doive mourir sans avoir compris comment tout cela pouvait voir le jour. »

Urbain avait quitté l’école très tôt, perdu précocement son père, travaillé dès 13 ans dans une fonderie, puis chez un artisan, avant de partir à 23 ans pour la guerre — le livre reproduit aussi le récit qu’il a fait, dans son second cahier, des mois passés au front, dans les tranchées, expérience qu’Urbain appelait « mon épouvante ». A l’exemple de son père, il avait aussi étudié la peinture dont il fit, après avoir pris sa retraite, à l’âge de 45 ans, sa principale activité, « copiste virtuose, qui connaissait tous les secrets des substances et des préparations anciennes que, depuis la Renaissance, les peintres utilisaient et se transmettaient ». De fait, plus encore que ses cahiers, ce sont quelques détails dans les toiles qu’Urbain a laissées — éventuellement dissimulées aux regards des siens — qui se révéleront constituer, dans l’enquête que mène son petit-fils, les indices cruciaux. Les traces à travers lesquelles ­sinon élucider l’insondable énigme de son existence, du moins s’approcher au plus près de lui, sonder sa probe et mutique détresse. Comprendre « les drames silencieux » auxquels il a sur­vécu — puisque vivre, c’est toujours sur­vivre. — Nathalie Crom

 

Oorlog en terpentijn, traduit du néerlandais (Belgique) par Isabelle Rosselin, éd. Gallimard, 416 p., 25 €.

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