Easy money

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Easy money

En 1986, David Simon a 26 ans, il est enragé. Il passe son temps pied au plancher sur l’autoroute, multipliant les voyages entre Baltimore et le pénitencier de Lewisburg, 500 kilomètres aller-retour qu’il avale dans la journée. Il s’est mis en tête d’écrire une série d’articles sur Melvin Williams, alias Little Melvin, le plus grand trafiquant de drogue de Baltimore, qui vient d’écoper de trente-quatre ans de prison et qui a accepté, pour tuer le temps, de se raconter au parloir. Simon est un jeune journaliste du Baltimore Sun à qui l’on a donné pour mission d’écumer les commissariats et de suivre les patrouilles de police. Il ne lâche rien et déborde vite du cadre. Il vient d’une famille de la bourgeoisie juive du Maryland où la joute oratoire et le débat politique sont une gymnastique de choix, il adore la discussion et, avec Little Melvin, il est servi. « C’était épuisant, écrit-il. Son cerveau affûté, calculateur, m’éreintait un peu plus à chaque rencontre. »

Il faut peser chaque information, se défier des mensonges et de la manipulation, faire attention à ce qu’on écrit. Little Melvin est l’un des hommes les plus dangereux de la côte Est et il dirige encore ses affaires depuis sa cellule. Dans ces conditions, l’interview est un sport de combat, elle ne s’arrête pas quand on le voudrait, elle n’a pas de limites, pas de fin. Little Melvin ne cesse d’appeler Simon en PCV à n’importe quelle heure du jour, mais ce qu’il confie est inestimable. Le journaliste en tire la matière d’une série de cinq articles sensationnels, publiés ­aujourd’hui en recueil sous le titre d’origine, Easy Money (sous-titré : Anatomie d’un empire de la drogue). En janvier 1987, ces textes faisaient la une du Baltimore Sun, révélant des réseaux d’intérêt et de corruption impensa­bles, étalant au grand jour la pourriture d’une cité américaine et créant d’immenses remous à Baltimore.

Le journaliste ignore encore qu’ils contiennent en germe l’oeuvre d’une vie. Avec ce récit d’une grande clarté et d’une parfaite honnêteté intellectuelle, David Simon gagne la confiance des policiers et des gangsters qui se livrent une guerre meurtrière dans les rues de l’Amérique en prise avec le cauchemar du crack, en ces années Reagan où sont sabordées les aides sociales. Il continue d’accompagner la police dans ses rondes et en tire, en 1991, la matière d’un premier livre, Homicide (traduit en français sous le titre Baltimore), puis de son chef-d’oeuvre, la série balzacienne The Wire, feuilleton HBO adoubé par Barack Obama et encensé par la critique du monde entier. Les cent dix pages d’Easy Money en forment la matrice.

Le livre s’ouvre sur une simple phrase qui en dit déjà long : « Il était l’enfant chéri de tout Baltimore-Ouest. » L’Ouest est le quartier noir d’une ville totalement divisée (aujourd’hui encore), on le surnomme « Bodymore » (« encore plus de cadavres » !), et Melvin Williams est son héros, un flambeur astucieux qui roule en Maserati, vit comme un père tranquille de la bourgeoisie noire, tout en tirant les ficelles du marché de la drogue, qu’il a fait entrer dans l’ère moderne. Il est tellement admiré par les siens pour son jeu de cache-cache et de ping-pong juridique avec les autorités que celles-ci l’appellent à la rescousse dès qu’il faut calmer les émeutiers. Les camps ne sont pas aussi tranchés, le mal se glisse partout, l’économie de la drogue et la violence qu’elle suscite de toutes parts font dérailler l’Amérique et amplifient le désarroi des populations noires abandonnées. Journaliste engagé, citoyen bouillant, David Simon plonge dans cet enfer avec, en tête, la phrase d’un de ses héros, H.L. Mencken, le « Nietzsche américain » : « Consolez les opprimés et opprimez les nantis. » — Laurent Rigoulet

 

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jérôme Schmidt, éd. Inculte, 112 p., 17,90 €.

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