Dingue de la vie & de toi & de tout

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Dingue de la vie & de toi & de tout

« Nous sommes tous des pairs et tu es peut-être notre maître à tous », écrivait Allen Ginsberg à Neal Cassady (1926-1968), en mars 1951 (1) . Quelques jours plus tôt, Ginsberg avait eu entre les mains la lettre de Cassady à Jack Kerouac entrée dans l’histoire littéraire contemporaine sous le nom de « Lettre Joan Anderson » — un long texte de dix-huit pages daté du 17 décembre 1950 (2,) échantillon virtuose de prose spontanée dont Kerouac a expliqué qu’il avait constitué pour lui un tel choc esthétique qu’il avait fondé l’écriture de Sur la route et initié le style beat. « Presque un pur chef-d’oeuvre », estimait pour sa part Ginsberg, dans sa missive à Cassady. On trouvera, dans le présent second volume de ses lettres rassemblées, la réaction de Cassady aux louanges conjuguées de ses amis Allen et Jack : « Toutes ces âneries délirantes que vous débitez à propos de ma Grande Lettre me font frissonner de ­plaisir, mais nous savons malgré tout que je ne suis qu’un effluve et qu’un rêve… » Suit l’aveu, si récurrent sous sa plume, de la difficulté qu’il éprouve à écrire et de l’exutoire que constitue sa correspondance : écrire ce « truc très beau qui contient tout » auquel il aspire, « c’est un putain de travail trop énorme pour moi. C’est la vérité et c’est pour cela que j’encule les mouches dans mes lettres… »

Dans le premier volume, paru l’an dernier, des lettres de Cassady (Un truc très beau qui contient tout, éd. Finitude), couvrant la décennie 1940-1950, il y avait pourtant de quoi se convaincre que Cassady ne fut pas simplement, pour le mouvement beat, un inspirateur — amant de jeunesse de Ginsberg, compagnon d’aventures de Kerouac, qui l’a dépeint sous les traits du Dean Moriarty de Sur la route —, mais un écrivain à part entière. Un prosateur admirable, doté d’une énergie et d’une ambition folles, mais empêché par la conviction d’être « un type condamné à l’échec ». Ce second volume, qui embrasse les années 1951-1968, le montre entraîné dans le tourbillon des expériences extrêmes des sixties (particulièrement l’usage à hautes doses de stupéfiants en tous genres), éternellement tiraillé entre plusieurs femmes, et souvent sur la route, participant notamment à l’épopée psychédélique des Merry Pranksters. Moins inoui littérairement que le volume précédent, mais creusant cette personnalité si émouvante, Dingue de la vie & de toi & de tout s’achève par l’extinction de Cassady, au terme d’un éprouvant processus d’autodestruction. Dans une Elégie pour Neal Cassady, Ginsberg lui rendit cet hommage ultime : « Tendre Esprit, merci d’avoir posé sur moi tes tendres mains » (« Tender Spirit, thank you for touching me with tender hands. ») — Nathalie Crom

 

(1) Allen Ginsberg, Lettres choisies, 1943-1997, éd. Gallimard, 2013.

(2) Considérée comme perdue, la « Lettre Joan Anderson » a resurgi en décembre dernier aux Etats-Unis, lors d’une vente aux enchères.

 

Collected Letters, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et présenté par Fanny Wallendorf, éd. Finitude, 254 p., 22 €.

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