Deux soeurs

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Deux soeurs

En version originale, le roman s’intitule The Watch Tower, c’est-à-dire « la tour de guet », mais inutile de scruter le décor pour tenter de l’apercevoir, car il ne s’agit pas d’un édifice tangible, plutôt d’une disposition humaine, d’un état de l’âme dont cette tour, où l’on se tient pour observer et attendre, est la métaphore. En l’occurrence, c’est la posture dans laquelle se tient Clare, l’une des deux héroïnes de cette envoûtante fiction : « Clare jeta un oeil par sa fenêtre, au-delà des plates-bandes et des camphriers au feuillage clair sous lesquels, la saison venue, freesias et jonquilles parsemaient la pelouse […] Cette fenêtre était sa tour de guet. Toutes les fenêtres faisaient partie de la tour de guet. Tout son être observait presque sans cesse l’extérieur, où qu’elle se trouvât, quelle que fût son activité du moment. »

Clare et sa soeur aînée Laura sont encore deux enfants quand s’ouvre le roman. Deux écolières, dans une bourgade australienne, dont le père vient de mourir, et qui se voient confiées à leur mère, jusqu’alors absente de leur existence. Désormais installées à Sydney, Laura et Clare grandissent comme elles peuvent, soumises au despotisme lymphatique de leur narcissique et indolente génitrice, jusqu’au jour où celle-ci décide brusquement de quitter l’Australie pour l’Angleterre. Sans s’encombrer de ses filles, qu’elle lègue, en quelque sorte, au prospère Felix, l’employeur quadragénaire de la jeune Laura, qui l’a demandée en mariage et, avec bon coeur, a accepté de s’occuper aussi de Clare, encore adolescente. Voici donc les deux soeurs qui emménagent dans la villa blanche et spacieuse de Felix — et c’est de là que Clare, inconsciemment, inlassablement, guette.

« Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? » supplie, au pied de la tour de guet du château de son sanguinaire époux, la femme de Barbe-Bleue dans le conte de Perrault dont ce roman au réalisme très subtilement dérangé, ancré dans l’Australie des années 1930-1950, est une réécriture subjuguante. C’est qu’il s’avère que l’affable Felix est en réalité un tyran domestique machiste et refoulé (un pervers narcissique, diagnostiquerait assurément la doxa contemporaine), dont la volonté d’emprise et les accès de violence iront gran­dissant au fil du temps, des ans — cependant, songe Clare, « qui pouvait s’échapper ? Qui pouvait faire autre chose que s’étonner avec lassitude d’être encore en vie ? Qui avait assez de réserves d’énergie et d’initiative pour le simplement raisonnable ? Quelle promesse d’un plan d’évasion le monde leur avait-il jamais faite ? Que pouvait-on désirer d’autre, au milieu de ce cauchemar, que la fin de l’angoisse ? Mais quel individu raisonnable et sensible ne se moquerait pas de l’idée qu’il pût exister, dans une charmante maison coloniale de banlieue aux murs blancs, une situation humaine dépassant les pouvoirs de réparation du bon sens ? »

L’une acceptera la servitude — c’est Laura —, l’autre s’y soustraira — c’est Clare —, mais, au-delà du patient dénouement de l’intrigue, c’est la façon tout sauf ordinaire dont la romancière s’insinue dans les psychés exténuées de ses personnages et rend compte des remuements qui les agitent qui retient et captive. L’intensité d’un soleil matinal, la rassurante banalité d’un décor urbain, un geste machinal (« les doigts de sa main gauche posés sur sa clavicule »)… semblent des indices cruciaux, dans cette enquête psychologique tout ensemble infiniment précise et résolument allusive. Initialement paru en 1966, Deux Soeurs confirme le saisissant talent d’Elizabeth Harrower (née en 1928), sur lequel l’an dernier, traduisant Un certain monde, les éditions Rivages nous avaient entrouvert la porte. — Nathalie Crom

 

The Watch Tower, traduit de l’anglais (Australie) par Paule Guivarch, éd. Rivages, 336 p., 22,50 €.

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