Des hommes tourmentés

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Des hommes tourmentés

Un soir d’hiver 2002, le regretté James Gandolfini a disparu. Pendant quatre jours, il a déserté le tournage des ­Soprano, refusé de porter plus longtemps le fardeau de Tony, patron mafieux frappé d’angoisses existentielles. Trop d’affect, trop de passion. Et, sans doute, trop de pression venant de ­David Chase, le créateur de la série, ­démiurge caractériel capable de réveiller ses collaborateurs au milieu de la nuit pour leur passer un savon. Ce sont ces brimades, les improvisations géniales de David Milch (Deadwood), l’intransigeance quasi documentaire de David Simon (The Wire) ou encore l’obsession du détail de Matthew ­Weiner (Mad Men) que le journaliste américain Brett Martin met en scène dans ce captivant portrait croisé d’auteurs de séries « tourmentés », show­runners bourrés de névroses, rebelles souvent égocentriques qui, à force de caractère, ont changé à jamais l’histoire de la télévision américaine – et, par conséquent, de la nôtre.

De véritables personnages, que Martin s’évertue à peindre comme autant d’antihéros, doubles à peine maquillés des personnages à qui ils donneront vie. Il revient sur leur enfance, les événements intimes qui déteindront sur leurs œuvres, retrace leurs parcours souvent chaotiques, leurs années de galère – il a fallu sept ans à Matthew Weiner pour trouver un diffuseur à Mad Men. Jusqu’à la libération, sur le petit écran, d’une rage d’écrire autre chose, d’envoyer balader les codes et les bienséances, de rendre sa noblesse à un genre qui plante ses racines chez Dickens et Dumas, dans le feuilleton littéraire du XIXe siècle. Une envie, un besoin, qui renversera les logiques économiques classiques pour pousser HBO, FX, AMC et d’autres chaînes câblées américaines à développer des séries d’auteurs, à fouiller sans retenue la psyché humaine et les entrailles de la société contemporaine.

Prodigieuse somme d’anecdotes et de témoignages sans langue de bois, ­résultat de plus de trois ans d’enquête, Des hommes tourmentés livre en filigrane le récit de ce « troisième âge d’or » des ­séries américaines, qui vit aussi apparaître Oz, Six Feet under ou The Shield. Inestimable mine pour les sériephiles – on jurerait que Brett Martin a vécu ces quinze dernières années dans le secret des réunions de scénaristes –, il s’appli­que aussi à rendre accessibles aux néophytes son histoire et son analyse de la révolution télévisuelle, soigne un récit choral profondément romanesque, plein de rebondissements, de seconds rôles colorés et d’humour – même s’il perd un peu de sa verve dans la traduction française. Grâce à ces « hommes difficiles » (le titre original), il tord le cou aux a priori dépassés qui voient les auteurs de télévision comme des scribouillards dénués de talent, et leurs œuvres comme de vulgaires produits de grande consommation.

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