Crue

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Crue

« Il n’y a pas à triompher du néant. / Il n’y a pas même à se guérir de lui. / II y a juste à en soutenir l’épreuve », écrivait ­Philippe Forest dans son précédent ouvrage, Une fatalité de bonheur (éd. Grasset, 2016). La citation aurait pu figurer en exergue de Crue, son nouveau roman, mais l’écrivain lui a préféré une épigraphe latine (1) et lapidaire : « Est enim magnum chaos », qu’au cours du livre l’un des personnages traduit par : « En vérité, il est un grand vide. »

Depuis l’inaugural L’Enfant éternel (1997), l’oeuvre de Philippe Forest se déploie précisément au bord de ce vide qu’a creusé, en lui, autour de lui, partout, la mort de sa fille. Cette absence, le néant qu’elle a ouvert, chacun de ses livres depuis vingt ans s’emploie à l’envisager, à s’y confronter, à l’ausculter d’une manière chaque fois renouvelée, dans des romans formellement dissemblables (Sarinagara, Le Siècle des nuages, Le Chat de Schrödinger…) mais intensément reliés les uns aux autres, composant une oeuvre d’une rare, bouleversante, admirable cohérence.

Jamais encore on n’avait croisé Philippe Forest dans le champ, plutôt inattendu, de la littérature fantastique — même si Le Chat de Schrödinger s’en approchait. Le moment est aujourd’hui arrivé, et voici donc qu’on emboîte le pas au narrateur de Crue dans les rues d’une métropole qui pourrait être Paris où, après des années d’absence, et la mort de sa fille, il est retourné s’installer, dans un quartier récemment démoli, rebâti, sans âme et dépeuplé. Un décor tangible qui pourtant, insidieusement, semble se déliter, au fur et à mesure que le quartier se dépeuple plus encore, que disparaissent, comme par l’effet d’une épidémie, les rares êtres que côtoie le narrateur : un chat, une amante, un écrivain qui se prend pour un prophète. Bientôt surviendra un déluge de pluie, la crue, la désolation…

Peut-être tout cela n’est-il que le reflet, la métaphore de l’état d’âme du narrateur : « l’allure spectrale » qu’a prise le monde depuis la mort de l’enfant ; le sentiment de la perte qui n’en finit pas : « Quoi qu’on perde, on a le sentiment étrange d’avoir tout perdu avec l’être ou l’objet qui disparaît. Sans doute parce que quelqu’un, quelque chose nous manque depuis toujours dont chaque nouvelle défection nous rappelle l’absence. » C’est avec retenue, et une intense gravité, que le méditatif Crue avance vers l’affirmation de la certitude que, quoi qu’il fasse et espère, l’homme avance vers le « grand rien où tout finit » — avec, pour seule consolation, l’espoir en « l’immense mansuétude du monde ». — Nathalie Crom

 

(1) En fait, la citation est du romancier fantastique britannique Arthur Machen (1863-1947), auteur de Holy Terrors.


Ed. Gallimard, 264 p., 19,50 €.

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