C’est tout ce que j’ai à déclarer

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C’est tout ce que j’ai à déclarer

En 1956, Richard Brautigan a 21 ans. Né à Tacoma, Etat de Washington, il est revenu vivre à Eugene (Oregon), la ville de son adolescence, après une première tentative à San Francisco. Il écrit : « Je suis un poète inconnu. Ça ne veut pas dire que je n’ai pas d’amis. Ça veut surtout dire que mes amis savent que je suis un poète parce que je leur ai dit. » Les lignes suivantes sont plus inattendues : « Imaginons que mon esprit soit un taxi et que soudain (« Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? ») vous vous retrouvez à l’intérieur. » Définition de la poésie par son apprenti dévoué : embarquer le lecteur dans sa tête et le conduire. Vingt ans après, grâce aux rééditions de ses romans des sixties et à l’émergence d’une contre-culture américaine, Brautigan sera un écrivain connu, adopté par la génération Woodstock. Un look de hippie intello, moustache tombante à la gauloise, chapeau cloche à bord large et lunettes rondes, aide à propager sa légende au-delà des Etats-Unis. Son best-seller s’appelle La Pêche à la truite en Amérique, et c’est tout sauf ce que semble indiquer le titre. On est clairement à côté des pompes de la narration classique avec les récits de cet ennemi juré de l’esprit de sérieux.

La poésie fut d’abord, de son propre aveu, une maîtresse. Après une décennie « romanesque », il y reviendra. « Mais je savais désormais écrire une phrase, et la poésie est devenue ma femme. » Il y a donc deux périodes dans la production du Brautigan poète : la fin des années 50, celle des premiers recueils publiés et des inédits ici exhumés, où s’ébauche un style ; puis la fin des années 60, mordant sur le début des 70, et une certaine plénitude — on hésite à dire maturité ; plus, en post-scriptum, les années 1976-1978, qui s’achèvent avec le Journal japonais. Là l’humeur s’assombrit et laisse voir le double dépressif du jeune poète à qui toute fantaisie semblait permise.

A 18 ans, Richard Brautigan laisse traîner son regard sur un mégot de cigarette (« A cigarette butt »), là où un autre aurait fait s’embraser un feu de forêt, en reconnaissant que ce rebut « n’a rien de joli ». Il admire William Carlos Williams (1883-1963), à qui Jim Jarmusch rendait hommage dans son film Paterson, et pour qui « il n’est d’idée que dans les choses ». Et aussi la précision d’Emily Dickinson (1830-1886), la recluse du Massachusetts. On l’a parfois affilié à la Beat generation. Mais quand il s’installe pour de bon à San Francisco, l’agitation du mouvement est retombée, et les Ginsberg ou Ferlinghetti ne lui déroulent pas vraiment le tapis rouge. Il aura peut-être aussi manqué quelques années à Richard Brautigan, trop sédentaire et introverti pour être un clochard céleste, pour mêler ses mots élémentaires aux sons du rock. Plus tard, proche des Diggers — un collectif de hippies anarchistes —, il humera le même air libertaire que les Grateful Dead ou Jefferson Airplane, et proposera (en vain) deux textes à Janis Joplin. Certains de ses poèmes de jeunesse ont de faux airs d’un Dylan plus laconique, avec cette manie d’immiscer dans ses calmes délires Moby Dick ou Charles Baudelaire — avec son fameux « flowerburger », où une fleur (du mal !) remplace le steak.

Echappé d’une adolescence difficile et de la coupe d’une mère fantasque, Brautigan écrivait pour séduire les filles, même si ses poèmes courtois pirouettent en grimace. La distorsion, c’est son truc. L’observation du banal, du quotidien, traversée soudain par une image incongrue. Pierrot lunaire, une bougie l’aide à s’endormir avec « son agréable voix de lumière » (« A good-talking candle »). Dans le port de son lit, « des mouettes crient comme des miroirs » (« The Harbor »). La douce absurdité de ses vers infusera ses romans, dont elle sortira plus aiguë encore. Mais alors une nouvelle sérénité amoureuse prendra le relais des odes amères. Et, au fond de tout cela, court un même bourdon mélancolique.

Avec la métaphore humoristique, recourant souvent aux objets et aux animaux, et qu’il cultivait comme une fleur rare, Brautigan a trouvé son arme pour se défendre d’une réalité hostile. Jusque dans une dérive alcoolisée qui le mènera au suicide (en 1984), il a apporté à cette pratique rituelle, sinon religieuse, un soin obsessionnel qui le rapproche du haïku japonais. Eternel détaché, il avait fini par s’installer dans un ranch du Montana, à l’écart du monde. « Je suis un poète mineur. Je n’ai jamais prétendu le contraire », plaidait-il. Forcément inégale dans sa quantité, marginale dans son esprit, la poésie minimale de Brautigan creuse mine de rien des beautés majuscules. Les voici au grand jour. — François Gorin

 

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Beauchamp, Frédéric Lasaygues et Nicolas Richard, édition bilingue, éd. Le Castor astral, 780 p., 32 €.

Un si doux regard

Publié pour la première fois en 1971, L’Avortement se situe, dans la chronologie des romans de Brautigan, entre Sucre de pastèque et Le Monstre des Hawkline, ce dernier inaugurant une série d’exercices de style où l’auteur applique à différents genres (western gothique, policier, etc.) son humour dévastateur. Réédité aujourd’hui en poche, à côté de l’intégrale poétique et de recueils annexes, il mérite également l’attention. Ne serait-ce que pour sa tonalité placidement morose et son pitch impayable : un bibliothécaire de San Francisco reçoit en dépôt toutes sortes de manuscrits non publiés. Un jour, il a la visite d’une femme sublime et le sujet de son livre à elle est ce corps qui l’embarrasse. L’idylle qui s’ensuit prend un tour imprévu. Le couple doit quitter les embryons de littérature stockés sur les étagères pour une clinique de Tijuana… Curieusement, les commentaires de l’époque se sont peu portés sur l’avortement du titre — une pratique encore illégale, même en Californie. En ces temps régressifs, le doux regard d’un poète sur la crue réalité des choses n’est pas un luxe.

 

 Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Georges Renard, éd. Points Seuil, 208 p., 8,40 EUR. Paraissent aussi, chez le même éditeur, Il pleut en amour, Journal japonais (416 p., 8,70 EUR) et Pourquoi les poètes connus restent inconnus (400 p., 8,30 EUR).

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