Ça aussi, ça passera

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Ça aussi, ça passera

« Je ne serai plus jamais regardée par tes yeux. Lorsque le monde commence à se dépeupler des êtres qui nous aiment, nous nous transformons peu à peu, au rythme des morts, en inconnus. Ma place dans le monde était dans ton regard et cela me paraissait si incontestable et éternel que je ne me suis jamais inquiétée de vérifier où elle se trouvait », chuchote la narratrice de Ça aussi, ça passera à l’oreille de sa mère.

Sa mère qui n’est plus, qui est morte depuis peu, et que cette absence même place au centre de ce récit de deuil, de survie au chagrin, qui se donne des airs de roman mais ne trompe personne — sans doute y a-t-il, ici ou là, de la fiction dans ces pages, mais quelque chose dans le ton, une justesse, un tremblement, une sensualité aussi disent la dimension auto­biographique plus sûrement que si la ­narratrice s’appelait Milena, comme l’auteur. Elle se prénomme donc Bianca, et c’est un long message d’adieu qu’elle prononce, entérinant dans le même geste « une solitude nouvelle qui [lui] souhaitait la bienvenue, une solitude sans fond » à laquelle il va bien falloir s’habituer. Mêlant, à cette adresse à sa mère défunte, le récit des jours tels qu’ils se déroulent depuis qu’elle n’est plus là. Des nuits, aussi : « J’ai un hurlement en moi, qui, d’habitude, pendant la journée, me laisse tranquille, mais la nuit, lorsque je m’étends sur un lit et que j’essaie de dormir, il se réveille et commence à rôder, comme un chat furieux, il me lacère la poitrine, crispe mes mâchoires, me cogne les tempes. » Dans la journée, c’est la vie qui règne, qui bouillonne, qui s’exclame, qui braille. Des enfants, des amies, des chiens s’agitent autour de Bianca, sèment un désordre joyeusement bohème qui semble protester contre sa tristesse. La nuit, des amants s’offrent, comme des bouées, pour l’aider à ne pas sombrer — le sexe seul recelant assez d’énergie vitale pour faire taire un temps le hurlement, extraire la jeune femme de la peine, l’attacher à la vie.

C’est dans la maison de famille de Cadaqués, en bord de Méditerranée, que Bianca a choisi de revenir passer quelque temps. Parce que c’est là que sa mère est enterrée. Parce que c’est le décor de son enfance. Parce qu’aussi, ici, « la lumière rose et blanche du matin, la mer étincelante et calme démentent toutes les tragédies du monde et s’obstinent à affirmer que nous sommes heureux et que nous avons tout. Si je ne regardais pas vers le passé, il me semblerait presque que la vie est en train de commencer, le paysage si pareil à celui de mes vingt ans ». Mais cette immobilité du temps est un leurre, bien sûr. Pour Bianca, il s’est même accéléré : avec sa mère, c’est aussi l’enfance qui se meurt, qui est morte — « j’ai réussi à être une petite fille jusqu’à avoir quarante ans, deux enfants, deux maris, plusieurs liaisons, plusieurs appartements, plusieurs boulots […] Ça ne me plaît pas d’être orpheline, je ne suis pas faite pour la tristesse. Ou peut-être que si, peut-être suis-je à la mesure exacte du chagrin, peut-être est-il désormais le seul ­vêtement qui m’aille ».

La relation ne fut pas toujours simple, plus distante que complice, entre la fille et cette mère brillante, exigeante, envahissante, aimante dont elle brosse le portrait. « Je crois que nous avons toujours essayé d’être la version la plus présentable de nous-même face à l’autre », songe désormais Bianca, bousculée par des émotions intenses, brouillonnes, qu’elle cher­che à nommer. Accomplissant, en ces pages, l’itinéraire malaisé, chaotique, qui mène à l’acceptation de la perte. Il n’est pas question de consolation, encore moins d’oubli — rien ne peut venir consoler cet aveu fait à l’absente : « L’amour de ma vie, c’était toi. » — Nathalie Crom

 

También esto pasará, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, éd. Gallimard, coll. Du monde entier, 176 p., 17 €.

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