Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie

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Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie

Ces lettres ont été sélectionnées parmi les quelque dix mille que leur auteur a envoyées entre l’âge de 16 ans et sa mort de la tuberculose à même pas 45 ans. Elles sont signées avec un sens de la fantaisie autodérisoire : « Antoine Tchekhoff », « Toto », « Antonius XIII », « Votre Homo Sachaliensis », « A. Dignitov-Distingovitch », « Ton hiéromoine Antoni », « Ton Petit Gueulenoire »… Un patchwork de surnoms cousus main par un seul homme, Anton Tchekhov, qui aurait sûrement ajouté celui d’aquoiboniste, s’il avait croisé, dans une autre vie, la route de Serge Gainsbourg. Car le doute est la clé de voûte de l’existence du célèbre docteur dramaturge russe, tiraillé entre deux amours qu’il résumait ainsi : « La médecine est ma femme légitime, la littérature, l’illégitime. Bien sûr, elles s’incommodent l’une l’autre, mais pas au point de s’exclure l’une l’autre. »

Qu’il s’agisse de sa propre oeuvre, dont il est rarement satisfait, ou de celle des autres, sur laquelle il jette toujours un regard très critique, Tchekhov remet inlassablement tout en cause avec une saine vigilance et une constante gaieté. Direct et discret, tolérant et attentif, drôle et respectueux, il dit ce qu’il pense, sans se soucier du qu’en-dira-t-on, ni se départir de son immense humilité. A son frère Alexandre, qui se pique de marcher sur ses plates-bandes et d’écrire lui aussi des romans, il prend soin de donner des conseils avisés : « Il suffit seulement d’être un peu plus honnête : de toujours se jeter soi-même par-dessus bord, de ne pas se glisser dans les héros de son roman, de renoncer à soi-même. La subjectivité est une chose épouvantable, ne serait-ce que parce qu’elle dévoile des pieds à la tête le malheureux auteur. »

Aurait-il été malheureux d’être dévoilé des pieds à la tête, dans ce volume de correspondance ? Sans doute que non. Il savait ses lettres archivées par ses proches, et refusait de se cacher derrière les faux-semblants : « On peut, me semble-t-il, m’accuser de goinfrerie, d’ivrognerie, de frivolité, de froideur, de ce qu’on veut, mais sûrement pas du désir de paraître. » Tchekhov aspire à la transparence et non pas à l’invisibilité, il cherche la tranquillité et non la disparition. Cette quête subtile donne à ses missives un mélange d’aplomb et de fragilité propre aux personnages de ses pièces.

Rien ne lui pèse plus que la solitude : « Quand je suis seul, je ne sais pourquoi, je prends peur, exactement comme si je naviguais en solitaire à bord d’une frêle embarcation sur le grand océan. » Mais il ne prend pas le temps de se trouver une compagnie fixe, comme si la priorité restait d’accompagner les autres. Il s’accorde bien quelques plaisirs grivois, qu’il relate systématiquement à son ami Alexeï Souvorine : une malheureuse expérience sexuelle sur un sofa (« pièce de mobilier très inconfortable »), un « exercice de haute école d’équitation » avec une prostituée japonaise dans la ville de Blagovechtchensk… Ces escapades ne semblent que le rendre plus sensible à la condition des femmes, dont il prend la défense dans une lettre adressée à son frère, qu’il juge très mauvais mari : « Une telle conduite envers les femmes, quelles qu’elles soient, est indigne d’un être aimant et honnête. Quelle puissance céleste ou terrestre t’a-t-elle donné le droit d’en faire tes esclaves ? » Au chevet de ses malades, ou à la rencontre des délaissés de Sakhaline, Tchekhov porte toujours secours à autrui plutôt qu’à lui-même. Ce don de soi transforme chacune de ses lettres en brique d’un mur porteur, sur lequel on peut encore s’appuyer aujourd’hui. Il y a dans cette correspondance une confiance salutaire en l’infiniment petit, source de force insoupçonnable. — Marine Landrot

 

Traduit du russe par Nadine Dubourvieux, éd. Robert Laffont, 1 120 p., 32 €.

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