Six Jours

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Six Jours

Le 29 avril 1992, dans l’après-midi, le tribunal de l’Etat de Californie rendait son verdict : il acquittait les quatre officiers du Los Angeles Police Department (LAPD) poursuivis pour avoir fait un « usage excessif de la force » lors de l’arrestation de Rodney King, un an auparavant. Ceci en dépit de l’existence d’une vidéo amateur attestant du brutal passage à tabac de l’automobiliste noir par les policiers. Instantanément, les quartiers sud de Los Angeles (South Central), à forte population noire et hispanique, s’enflammaient. Emeutes, pillages, incendies. Dans un texte paru dans le magazine britannique ShortList, l’écrivain américain Ryan Gattis a raconté le souvenir qu’il gardait de ces événements : « J’avais 14 ans, j’étais en sécurité dans le Colorado devant mon poste de télé lorsque Los Angeles a brûlé en 1992. J’en ai gardé des images marquantes : un homme extrait de force de son camion à un croisement de rues et frappé à la tête avec une brique ; un homme en sang, le visage couvert de peinture noire dont on l’avait aspergé ; des hordes de gens entrant et sortant de magasins, les bras aussi chargés que possible. L’escalade de la violence était telle que déjà à l’époque je me demandais si l’affaire Rodney King suffisait à elle seule à expliquer ce chaos… » (1) . Paru au printemps dernier aux Etats-Unis, Six Jours — traduction assez insipide du titre original, All involved, littéralement « tous impliqués » — est en quelque sorte, formulée deux décennies plus tard, la réponse du romancier Ryan Gattis à l’interrogation de l’adolescent du Colorado interloqué par les images de violences urbaines venues s’immiscer dans sa vie ordinaire via l’écran de télévision.

Cette réponse, elle est à déchiffrer notamment dans les propos de l’un des dix-sept personnages auxquels Gattis a confié la narration de Six Jours — en l’occurrence Anthony Smiljanic, sapeur-pompier de Los Angeles, à qui le romancier fait dire : « Il y a une Amérique cachée à l’intérieur de celle que nous montrons au monde entier, et seul un petit groupe de gens la voit véritablement. Certains d’entre nous sont enfermés dedans par leur naissance, ou la géographie, mais le reste d’entre nous, on ne fait qu’y travailler. Médecins, infirmières, pompiers, flics — nous la connaissons. Nous la voyons. Nous négocions avec la mort là où nous travaillons parce que, tout simplement, ça fait partie de notre boulot. Nous en voyons les diverses strates, son injustice, son caractère inéluctable. Et pourtant nous livrons cette bataille perdue d’avance… » Six Jours est une saisissante plongée en apnée dans cette « Amérique cachée », socialement défavorisée, minée par les tensions ethniques, haut lieu de trafics en tous genres et fonctionnant comme en vase clos — tenue en marge, livrée à elle-même, abandonnée.

Né en 1978, installé à Los Angeles depuis 2008, enseignant et auteur, en 2004 et 2005, de deux précédents romans, qu’il dit « l’un et l’autre centrés sur le thème de la violence physique », Ryan Gattis ne fait pas ici des six journées d’émeutes consécutives au verdict du procès Rodney King, qui ont enflammé du 29 avril au 4 mai 1992 les quartiers sud de Los Angeles, le coeur de son récit. Elle est bien présente, l’insurrection urbaine, comme une alarmante rumeur au loin, un immense incendie dont les fumées voilent l’intégralité du ciel au-dessus de la ville. Mais, déplaçant son objectif un peu plus à l’est, c’est au quartier hispanique de Lynwood que l’écrivain s’attache. Un périmètre urbain comme un microcosme, soudain devenu une île, isolé du reste de la cité, oublié par les autorités et les forces de police monopolisées par les émeutiers. C’est le moment que choisissent deux gangs rivaux de Lynwood pour régler leurs comptes. Tout commence, dans une ruelle, par le meurtre d’Ernesto, un jeune homme d’une vingtaine d’années qui, pourtant, se tenait loin de ces bandes ultraviolentes et de leurs ­rivalités. En fait, Ernesto se trouvait y être relié par sa soeur Payasa, par son jeune frère Ray — et à Lynwood, c’est le cas de chacun, c’est la fatalité qui les rassemble et funestement les unit, hommes, femmes, adolescents, enfants, tous pris au piège de ces gangs qui structurent clandestinement les rapports sociaux dans le quartier.

Au-delà de l’extrême violence dont est empreint le récit de ces six journées, où s’enchaînent vengeances, châtiments, représailles, malgré cette férocité explicite et très crue, malgré l’évidente dimension documentaire du roman, sa puissance et sa grave beauté tiennent à la façon dont Ryan Gattis s’emploie à déployer et à faire ressentir cette sensation de fatalité. Dans le destin révélé, et inéluctable, de chacun des dix-sept personnages auxquels il donne la parole pour prendre en charge le récit — il n’en est qu’un qui trouvera le salut dans la fuite. Dans la construction même du roman, la façon dont les dix-sept monologues se succèdent et s’enchaînent les uns aux autres implacablement, fatalement scellés comme si nulle voix ne pouvait prétendre s’extraire de ce choeur tragique. Enfin, dans chacune de ces voix, où l’hyperréalisme des descriptions, la précision du vocabulaire jusque dans l’emploi de vocables chicanos, le dispute à une forme d’introspection étrange, irréelle, abstraite ou rêveuse — c’est cette inclination méditative presque incongrue qui extrait à tout instant Six Jours du registre du roman social, pour l’exhausser vers la tragédie. — Nathalie Crom

 

(1) www.shortlist.com/entertainment/books/ryan-gattis-on-his-new-novel-all-involved

 

All involved, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, éd. Fayard, 430 p., 24 €.

Extrait

« J’étais juste un môme en colère qui rentrait chaque jour dans une maison vide, qui se bagarrait pour s’affirmer, pour prouver que ça lui était égal d’être tout seul. Si je suis devenu quelqu’un d’autre, c’est grâce à Fate. Ce qu’Irene ne comprend pas, c’est que, pour moi, tout a commencé il y a bien longtemps. Je peux pas sortir du jeu comme ça, je peux pas simplement me lever de table et mettre les bouts. Les cartes qu’on m’a refilées correspondent au moment où j’ai écopé de mon blaze [son surnom, NDLR], Clever. Bien sûr, ça s’est déjà vu, des gars qui ont réussi à décamper. Ils ont quitté le quartier, ont eu des enfants, mais ça c’était avant que Joker, Trouble et Momo se fassent dessouder. Y a pas d’autre option à Lynwood actuellement… »

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