Si rude soit le début

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Si rude soit le début

Javier Marías pratique à sa façon le roman à énigme. Il enquête. Depuis quarante-cinq ans, de livre en livre — quelques recueils de nouvelles et surtout une quinzaine de romans, parmi lesquels L'Homme sentimental (1986), Un coeur si blanc (1992), la trilogie Ton visage demain (2009) —, il scrute, il collecte et assemble les indices. S'il le faut, il espionne. Il affronte, tantôt de face, tantôt de biais, le mensonge, la duperie, les faux-semblants, les non-dits. Il s'immisce dans les plis des conscien­ces, défait les ourlets des mémoires. Le mystère sur lequel il se penche n'est généralement pas un crime de sang — quoiqu'il arrive que survienne, dans ses intrigues, une mort violente. Il est plus ordinaire, mais aussi, et à cause de cela, plus oppressant. L'écrivain madrilène se veut pourtant rassurant : « Je ne cherche pas de sujets, ce serait absurde. J'ai toujours écrit sur ce qui compte pour moi, dans ma propre vie, les choses auxquelles je pense, qui m'importent et sont universelles, me semble-t-il : le secret, la confiance, la trahison et le soupçon, et l'amour et l'amitié et la mort et le mariage — des choses que j'envisage non pas comme des sujets littéraires, mais juste comme les choses de la vie », explique-t-il. D'où viennent alors la noirceur, la tension, voire le léger effroi dont, sous sa plume, ces choses de la vie se nimbent ? Peut-être, comme l'estime Juan de Vere, le narrateur de Si rude soit le début, « c'est la simple observation qui crée l'angoisse et forge l'intrigue. Il suffit de poser les yeux sur quelqu'un pour que nous commencions à nous questionner et à craindre pour son sort ».

Juan de Vere fait au coeur du roman cet aveu : « Il y en a qui ont la chance de ne jamais être tentés de dire, de rectifier ou d'avouer telle ou telle chose. Je ne suis pas de ceux-là et je le regrette parce qu'en revanche je suis de ceux qui gardent un secret qu'ils ne pourront jamais confier à qui que ce soit, vivant, et encore moins une fois mort. […] Au cas où d'autres vous demanderaient de raconter mon histoire, n'en soufflez pas un mot, je vous en supplie. » Cette histoire à ne surtout pas répéter, Juan est pourtant en train de nous la dire, dans ses moindres détails et ses nombreux méandres — mais est-ce bien là le secret auquel il fait allusion, ou s'agit-il d'autre chose ? Quoi qu'il en soit, ce Juan de Vere qui se confesse est un homme mûr à présent, mais les faits qu'il relate remontent à quelques décennies. Les années 1980. Une Espagne entrée dans le processus de transition démocratique, Madrid est en pleine Movida (« l'époque était si effervescente que tout semblait pourtant permis et normal, en flagrant contraste avec les décennies écrasées par la chape de plomb franquiste »). Et dans ce décor animé, si mobile, si sensuel, un drôle de couple — mais ne le sont-ils pas tous ? — que le jeune homme a eu l'occasion d'observer de près : celui formé par le cinéaste Eduardo Muriel, dont le jeune Juan est le secrétaire particulier, et son épouse, Beatriz Noguera. Un homme et une femme liés par un mariage impossible à dissoudre — cinq ans après la mort du dictateur, le divorce n'est pas encore légalisé — et, plus profondément sans doute, par une relation sadique, verbalement très violente, dans laquelle lui incarne le bourreau et elle, la victime.

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Est-il un pur naïf, ou un vrai voyeur, ce Juan alors âgé de 23 ans qui évolue, comme une ombre, presque invisible, dans l'intimité hautement toxique de ce couple ? Qui se met à espionner Beatriz — et ses amours clandestines. Et, bientôt, s'attache aussi à épier le docteur Van Vechten, un ami de longue date d'Eduardo Muriel, missionné pour cela par le cinéaste lui-même. Car lui est parvenue, au sujet dudit Van Vechten, qu'il croyait si bien con­naître, une affreuse rumeur — et pour­tant, s'interroge Juan, « à quoi bon vouloir empêcher, éviter, punir et même savoir, l'histoire est pavée d'abus minuscules et de majeures infamies contre lesquels nous ne pouvons rien, et sous lesquels nous croulons : que gagnerions-nous à en savoir trop long à leur sujet ? ».

Un double fil guide l'intrigue de Si rude soit le début. Sur quel grief ancien l'agressivité extrême d'Eduardo Muriel envers son épouse repose-t-elle ? De quels crimes demeurés impunis le docteur Van Vechten s'est-il rendu coupable durant la dictature franquiste ? La révélation finale, qui semble dénouer les secrets enfouis, mettre à plat l'enchaînement des faits et des motifs, serait presque frustrante si, entre-temps, comme dans tout ­roman de Javier Marías, ne s'était ­déployé tout un tissu somptueux de ­digressions méditatives. Portées, nuancées, développées par la voix de Juan, narrateur tout sauf neutre et impassible, qui impose peu à peu au récit ses incertitudes, ses multiples questionnements (sur l'amour, le devoir, le pardon, le destin…), ses tourments moraux sans fin. Ce sont ces réflexions qui donnent au roman sa chair véritable, sa gravité, sa lenteur et sa méticulosité envoûtantes, son épaisseur inégalable — tout ce qui fait de Javier Marías l'un des romanciers les plus pénétrants, les plus puissants de notre temps. — Nathalie Crom

 

Asi empieza lo malo, traduit de l'espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek, éd. Gallimard, 576 p., 25 €.

Extrait

 

 

« Ce qui se passe est passé, irréversible, telle est la terrible évidence, le poids écrasant des faits. Sans doute vaut-il mieux hausser les épaules, hocher la tête et ignorer, accepter qu'ainsi va le monde. "Thus bad begins and worse remains behind", "Si rude soit le début, le pire reste derrière nous…", voilà ce que dit Shakespeare dans sa langue. Ce n'est qu'une fois que nous avons hoché la tête et haussé les épaules que le pire sera derrière nous, parce qu'au moins il sera déjà passé. Et ainsi le mal ne fait que commencer, le mal qui n'est pas encore arrivé. »

 

 

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