Rouge ou mort

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Rouge ou mort

Il suffit de quelques lignes pour présenter l’aventure dans laquelle ce livre nous engage. A la page 217, par exemple. Dans le flux bouillonnant d’un chapitre titré « Chers amis » : « Sur le banc, le banc d’Anfield. Dans l’air glacial, sous le vent cinglant. Bill entend les chants, les chants de Noël. Ce sont 53 430 spectateurs qui chantent Noël. Pour dégivrer l’air, pour réchauffer le vent. Pour faire bouillir l’air, pour brûler le vent. Mais sur le sol, le sol pris dans la glace, sur le terrain, le terrain dur comme de la pierre. Il n’y a pas de réjouissances, les joies de Noël n’existent pas… »

Les sept cent quatre-vingts pages de Rouge ou mort sont soudées par un même rythme, une même pulsion, hérissées de saccades et de répétitions. Sept cent quatre-vingts pages sans descriptions, sans adjectifs ou presque, sans commentaires, sans éclaircissements psychologiques. Des noms et des chiffres. Des verbes et des actions. Des lieux et des mouvements. Toujours les mêmes. Et si différents pourtant qu’ils suscitent des émotions extraordinaires. Des liesses invraisemblables, des dépressions fulgurantes. Rouge ou mort est le livre le plus impressionnant jamais écrit sur le football (il faut dire qu’il y en a peu). Sur la passion, sur l’obsession du football. La répétition des gestes, la rengaine des matchs, les défaites et les victoires, les saisons avec, les saisons sans. Et l’éternel recommencement, de la jeunesse à la tombe. C’est un roman sur Liverpool, sur le peuple des gradins. Et sur un seul homme qui fit battre leurs coeurs à l’unisson, de 1959 à 1974, Bill Shankly, l’entraîneur mythique, le socialiste de coeur, l’ancien mineur, qui disait : « Le football n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus que ça. »

Souvent comparé à James Ellroy, pour une prose proche de l’hypnose et une forte tendance à la monomanie, David Peace ne s’embarrasse pas de calculs ni de plans de carrière et retourne obstinément les mêmes terres et les mêmes gravats. Ceux de l’Angleterre du Nord et des destins qui s’y nouent ou s’y échouent au coeur des années 1970 de son enfance (à Huddersfield, près de Leeds). Il a écrit quatre livres de toute noirceur (1974, 1977, 1980 et 1983), où rôde la figure de l’éventreur du Yorkshire, il s’est frotté aux années Thatcher avec une plongée très abrupte chez les mineurs en grève (GB 84) et il a déjà mis en scène un entraîneur de football, Brian Clough, dans 44 Jours. Il travaille dans un état proche de la transe, levé avant les premières heures du jour, cognant les touches avec surexcitation, écoutant en boucle le même disque tant qu’un roman n’est pas fini. Rouge ou mort est son épopée la plus radicale, aussi proche du mantra que de la chanson de geste.

Pour Bill Shankly, jusqu’à l’heure poignante de la retraite et d’un corps rendu à son inutilité, rien n’existe en dehors du football, de l’enchaînement des parties sous une litanie de ciels pluvieux. L’épouse est une ombre rassurante, une femme qu’on entend tousser au loin, souffrir peut-être. Un homme se suicide, d’autres pleurent toutes les larmes de leur corps. Et les joueurs ne font que passer, tissant une légende qui ne tient qu’à leur courage et à leur capacité à se fondre dans le rêve de l’entraîneur, le Peter Pan grâce auquel ils resteront à jamais des enfants pétris de talent. Malgré la folie de l’entreprise littéraire, les amateurs de football apprécieront, et les admirateurs de David Peace trouveront sûrement que ce livre est le sommet (ou le noyau en fusion) de son oeuvre. Les autres, s’ils se lancent, seront, espérons-le, happés par le style du romancier et par sa manière unique de nous propulser dans le cerveau d’un homme singulier. Dans son coeur aussi. — Laurent Rigoulet

 

Red or dead, traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias Ed. Rivages 786 p., 24 €.

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