Rendez-vous à Positano

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Rendez-vous à Positano

Commençons par la fin. Puisque tout commença quand tout fut fini, pour Goliarda Sapienza (1924-1996), couronnée d’une juste gloire posthume. Lisons attentivement la dernière ligne de ce dernier livre qui nous sera donné d’elle. Puisque s’achève avec lui l’édition française de ses oeuvres complètes. Quelle est donc la conclusion du roman testament de Goliarda ? « Mais laissons le passé, parle-moi plutôt de toi… » C’est à Goliarda que s’adresse cette phrase finale. C’est elle qu’un vieux villageois veut désormais entendre, plutôt que tous ceux auxquels elle vient de consacrer des pages lumineuses, dans les méandres de Positano, station balnéaire irréelle de perfection. Pour seule réponse à cette invitation à la confession : le blanc du papier, et le silence d’un livre qui se referme. E finita la commedia, Goliarda n’obéira pas. Elle ne parlera pas d’elle, et n’écrira plus jusqu’à sa mort une dizaine d’années plus tard, en 1996, d’une chute dans un escalier, terme foudroyant de son existence en dégringolade.

La redécouverte de ses romans a inversé le cours des choses. Le destin lui a tendu tardivement la main pour l’aider à se relever de la mort. Quelqu’un dont le premier livre s’appelle L’Art de la joie — paru en 1998 mais écrit dès le milieu des années 1960 — ne pouvait pas sombrer à jamais. Quelqu’un dont le dernier livre fixe Rendez-vous à Positano ne pouvait pas éternellement faire faux bond à la postérité. Voici donc venu le temps du « tranquille happy end » dont Goliarda rêvait, elle qui détestait « tous ces finales tragiques gratuits, avec lesquels, souvent, un écrivain aime apaiser sa soif de vengeance littéraire sur la vie ». Que se réjouissent les admirateurs que l’inoubliable Modesta a entraînés à sa suite dans l’inépuisable Art de la joie. Et que salivent aussi les novices. Nul besoin d’avoir les clés du temple pour accéder à ce nouveau trésor. Puisque Goliarda n’a jamais suivi l’ordre des choses, ils peuvent entrer dans son oeuvre par la porte de sortie.

L’éblouissement n’épargnera personne, comme il n’a pas épargné Goliarda Sapienza lorsqu’elle mit les pieds à Positano. Le choc avec ce lieu se produisit au début des années 1950, l’écriture jaillit trente-cinq ans plus tard, en 1984, alors que ses rétines n’avaient toujours pas retrouvé leurs esprits. D’où ces phrases en rayons de soleil, ces scènes éclair aveuglantes. Goliarda a toujours eu l’oeil. Assistante du cinéaste Francesco Maselli, son compagnon, elle a découvert le village amalfitain lors d’un repérage pour voir s’il pouvait servir de décor à un film en préparation : « Mais quelques heures avaient suffi pour nous convaincre que l’endroit était trop beau et empreint de magie pour une histoire comme la nôtre. »

Mais pas pour une histoire comme la sienne. Goliarda reste plus longtemps que prévu, au point de recevoir un coup de fil affligé de Luchino Visconti : « Que fais-tu, Goliarda, à perdre du temps dans ce village ? Tu me déçois. A ton âge, on doit être ici, en ville, et agir. » Ce qu’elle fait ? Elle regarde, elle s’immerge, elle se remplit. Hypnotisée par Positano, qui « guérit de tout, vous ouvre l’esprit sur les douleurs passées et vous éclaire sur les présentes ». Et surtout médusée par une résidente, sirène blessée sortie d’un tableau de Botticelli, « d’une ancienneté si lointaine qu’elle en apparaît parfois extrêmement moderne ».

Le livre raconte l’histoire de cette double emprise, sous laquelle Goliarda se met en toute conscience. Celle des lieux, dont les ondes puissantes nourrissent son texte plein de spirales granitiques et soudain traversé de flèches solaires. Celle d’une femme belle comme Ava Gardner, qu’elle regarde à travers sa caméra-stylo, avec un art magistral du plan rapproché. Face à cette comtesse aux pieds nus, Goliarda se sent comme une va-nu-pieds. Cela fait peu de différence : toujours on finit par marcher sans chaussures, dans Positano, à même la roche pointue, à même le sable brûlant, à même les escaliers trempés de pluie. Imperceptiblement, Goliarda devient la confidente de la déesse vénérée. Mais les rôles s’inversent. Entre les lignes, Goliarda laisse le passé. Et pour la dernière fois parle d’elle. — Marine Landrot

 

Appuntamento a Positano, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éd. Le Tripode, 280 p., 19 €.

Extrait

« Je me retourne pour la regarder parce que sa main a lâché la mienne, et je la vois se tourner lentement vers la mer qui maintenant s’est élevée en véritables murailles d’écume qui cachent l’horizon et une partie de la plage elle-même.

– C’est magnifique !

La voix m’arrive lointaine et criée en même temps, et pourtant elle est là à côté de moi, la belle tête, le cou, le sein comme modelés par la pluie furieuse, les longs cheveux maintenant transformés en ruisseaux déferlants, les yeux dilatés par la succession puissante et rythmée des vagues. On est obligé de penser à une proue de navire corsaire, tandis que ne pouvant dire : « C’est toi qui es magnifique », je me contente de répéter après elle :

– Oui, c’est magnifique.

– Il ne nous reste qu’à aller à la maison, petite… Iuzza, c’est ça ? Viens, et courage.

Elle a bien dit, parce que je ne me serais jamais attendue à devoir affronter ces torrents en crue que deviennent les escaliers de Positano quand il pleut. La tête baissée, suivant son dos qui au fur et à mesure que la pluie augmente se fait plus haut et plus robuste, comme nourri de ce déluge, j’affronte les avalanches d’eau qui viennent frapper nos corps en montée. »

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