Outre-terre

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Outre-terre

Dans ses Cahiers publiés en 1851, le capitaine Coignet écrivait, à propos de la bataille d’Eylau du 8 février 1807 : « L’homme ne peut pas se faire une idée de cette journée. » Une victoire pour la grande armée napoléonienne contre les Russes, qui vit la plus grande charge de cavalerie de l’Histoire, menée par Murat, qui coûta la vie à des dizaines de milliers de soldats. Une victoire… une boucherie.

Après un premier voyage en 1991, juste après que Königsberg, devenue Kaliningrad en 1946, fut devenue enclave russe, séparée de la Fédération de Russie par la Lituanie et la Pologne, Jean-Paul Kauffmann décide, en 2007, d’y retourner avec sa femme et ses deux fils, et de revenir sur le site de la bataille, à Eylau donc, devenu Bagrationovsk. Il était déjà allé à Sainte-Hélène (La Chambre noire de Longwood, 1997), il avait longé la Marne (Remonter la Marne, 2013), autant dire qu’il est ­familier des lieux d’histoire, mais pourquoi Eylau ? Sans doute parce que Kauffmann aime à « aller voir quand il n’y a rien à voir ». Il ne s’y rend pas en pèlerin, ni même en nostalgique, contrairement à ces Français et Russes qui, revêtus d’uniformes à l’identique, célèbrent l’anniversaire de cette bataille en 2007, mais pour comprendre son déroulement et, surtout, la nature de cette « collusion » avec le site qu’il avait ressenti en 1991. Comme une intrigue qui se noue secrètement entre un incorrigible curieux et un lieu.

Voici donc la famille Kauffmann se gelant dans les rues glacées, accompagnée d’une guide, Julia, qui apprend le sens de « transiger » quand il s’agit de négocier avec tel ou tel interlocuteur. Ce « club des cinq » arpente une ville où le passé allemand, qui suinte des maisons de briques rouges, défie l’architecture monumentale stalinienne. L’auteur a aussi quelques complices en tête : Victor Hugo et son poème Le Cimetière d’Eylau, le colonel Chabert de Balzac et le tableau d’Antoine-Jean Gros sur Eylau, vu quand il était enfant dans le Petit Larousse et redécouvert au Louvre. Chabert était revenu à Paris plusieurs années après avoir été laissé pour mort sur le champ de bataille : une longue absence, lointain écho littéraire de celle de l’auteur, qui fut otage au Liban de 1985 à 1988.

« Qu’est-ce qu’il fait finalement ? », s’étonne un conférencier, ne comprenant pas le projet de l’auteur : ni biographie, ni roman, ni essai. Quoi alors ? Juste une errance, pour deviner les milliers de morts dont les os sont refoulés par les mouvements de la terre, et pour élucider cette bataille « sans lumière » que le peintre Gros a traduite en donnant à la neige une teinte grise annonciatrice des désastres à venir. « Malgré toutes les phosphorescences du souvenir et les ensorcellements de la littérature, l’articulation entre le passé et le présent restera toujours une illusion », écrit Jean-Paul Kauffmann. Presque un mirage aussi quand l’auteur veut grimper au sommet du clocher de l’église, aujourd’hui inaccessible, mais qui fut le point d’observation crucial durant la bataille. Le clocher : seule verticale de cette morne plaine.

Alors, récit, promenade historique, reportage ? Contrairement à ce que redoutait le conférencier intrigué, Outre-terre est surtout un texte passionnant, une confidence partagée où le murmure de l’histoire a recouvert le fracas de la bataille. La seule erreur de l’auteur ? L’achat à Paris d’une paire de bottes « spécial froid » : elles prenaient l’eau… — Gilles Heuré

 

Ed. des Equateurs, 336 p., 21,90 €.

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