OEuvres

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OEuvres

A une époque où le Code Napoléon (1804) frappe les femmes d’incapacité juridique, les personnages féminins nés sous la plume romanesque de Germaine de Staël (1766-1817) témoignent avec éloquence de la modernité de ­l’esprit de leur auteur. Intellectuelle brillante, fille de Necker, le ministre de Louis XVI, elle avait été initiée à la vie des idées dans le salon que tenait sa mère (que fréquentait notamment Diderot). Devenue l’amie de Chateau­briand et le grand amour de Benjamin Constant, Mme de Staël défendait des idées politiques libérales qui inspirèrent nombre de ses contemporains (1) . Quant à son style, il attisa bien des jalousies. Et, dans le cadre de ses fictions, il lui permit de prospecter dans toutes les marges du discours amoureux avec un talent inouï.

Si l’on s’en tient au déroulement de l’intrigue, tout finit mal dans les deux romans qui sont au sommaire du volume d’OEuvres que La Pléiade lui con-sacre aujourd’hui — dans lequel figure aussi l’essai De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800). Dans Delphine (1802), Delphine d’Albémar soutient le projet de mariage de sa lointaine cousine ­Matilde de Vernon avec Léonce de Mondoville. Les deux femmes ne s’apprécient guère : aux yeux de Matilde, Delphine n’est pas assez bonne catholique et ne se soumet pas assez aux « convenances arbitraires de la société ». Tandis que, pour Delphine, Matilde est trop dévote et otage consentante de son « éducation presque superstitieuse ». Lorsque à son tour Delphine tombe amoureuse de Léonce, les hasards funestes semblent conspirer à nuire aux deux amoureux dévorés par l’intensité des sentiments. Pour Mme de Staël, ainsi qu’elle l’explique dans De la littérature, « ce sont les affections qui nous excitent à réfléchir, ce sont elles qui peuvent seules donner à l’esprit une pénétration rapide et profonde ».

Delphine est un roman épistolaire dans la pure veine du xviiie siècle, où l’on déclarait son amour ou confessait ses doutes par le biais de missives enflammées. Ici, les épanchements sont légion : on pleure, on écoute « les dispositions de l’âme », on chancelle, une pâleur mortelle s’empare des visages, on éprouve des « convulsions de larmes », on se jette à terre avec des sanglots. Femme plutôt affranchie, Delphine résiste à « l’opinion » — terme qui revient souvent, dans Delphine comme dans Corinne ou l’Italie (1807), l’autre roman au sommaire du présent volume, pour désigner le regard social, les conventions qui ligotent les femmes et les assignent aux incontournables « devoirs domestiques ». Léonce de Mondoville, pour qui l’amour est un sentiment si ­intense qu’il est une « autre vie dans la vie », pourra-t-il enfin, une fois veuf, vivre avec Delphine ? Ce serait trop simple. Madame de Staël a lu Les Liaisons dangereuses, de Laclos, et La Princesse de Clèves, de Mme de La Fayette — à laquelle elle rend d’ailleurs hommage en observant que celle-ci a su comprendre « le langage touchant les affections passionnées ». Elle multiplie donc les obstacles sur la route des deux amants, qui finiront par trouver la mort, elle se suicidant après avoir pris le voile, lui fusillé près de Verdun après avoir rejoint les rangs des émigrés — notons que la Révolution n’apparaît qu’en guise de décor : les convulsions du coeur sont les seuls vrais motifs de souffrance.

Corinne ou l’Italie, le deuxième roman de Mme de Staël, qui connut un franc succès à sa parution, ne déroge pas au récit des amours contrariées, mais il est plus profond, développant des considérations philosophiques sur la nature humaine et sur les particularités culturelles des peuples. Corinne, jeune femme libre qui a fui l’Angleterre et la famille de son père remarié, s’est construit un destin en Italie grâce à ses talents. Poétesse, musicienne, capable d’improviser dans tous les arts, de citer Dante ou Alfieri, qui plus est adulée pour son physique, elle a repoussé les demandes en mariage. Quand Lord Oswald Nevil, un jeune Ecossais à l’humeur sombre et dont l’esprit « jugeait tout d’avance », la rencontre, il ne peut que céder à l’amour. Elle lui vantera les richesses de l’Italie, pays dont elle regrette qu’il soit méprisé par les gouvernements européens. Véritable guide de voyage, tant les développements historiques et géographiques sont précis, ce roman est aussi plein de rebondissements : Oswald et Corinne ont chacun un passé qui joue contre leur union. Et les souvenirs, la morale et, encore une fois, les devoirs qu’on impose aux femmes, notamment en Angleterre, anéantiront tout espoir de voir l’amour triompher. Dans les ruines de Pompéi, les aveux font mal…

Le lecteur d’aujourd’hui peut être un instant désarçonné par le luxe incroyable d’attention et de minutie avec lequel ces deux fictions explorent toute la gamme des sentiments. Mais très vite, l’étonnement et le dépaysement céderont place à un véritable envoûtement. Quant à la mélancolie qui imprègne les destinées de Delphine et de Corinne, elle est promise à un bel avenir tant elle semble d’évidence annoncer le romantisme littéraire, qui ne va plus tarder à se déployer et triompher au xixe siècle. — Gilles Heuré

 

(1) Paraît aussi, chez Robert Laffont (coll. Bouquins), l’anthologie La Passion de la liberté (1056 p., 32 €), établie et annotée par Laurent Theis, préfacée par Michel Winock, et qui regroupe notamment De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations et Considérations sur la Révolution française.

 

Edition établie par Catriona Seth avec la collaboration de Valérie Cossy, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1728 p., 65 € jusqu’au 31/12, 72,50 € ensuite.

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