Nous étions l’avenir

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Nous étions l’avenir

Yaël Neeman est née en 1960, au kibboutz Yehi’am, édifié au pied d’une forteresse de Galilée. Elle y a vécu jusqu’à l’âge de 21 ans, « dans la température glaciale et brûlante d’un soleil éternel ». Ce livre est le récit passionnant de ces années coupées du monde, dans un présent qui effaçait le passé comme l’avenir. Qui est Yaël Neeman ? Son visage apparaît sur la photo noir et blanc de la couverture, qu’on croirait issue d’un film de Jean-Luc Godard, époque maoïste. Elle tire en plissant les yeux sur une cigarette brune, que l’éditeur n’a pas encore été obligé de remplacer par un brin d’herbe. La loi antitabac aurait surpris Yaël Neeman en son temps : dans des pages pleines d’humour à l’emporte-pièce, elle raconte que le tabagisme était une fête de tous les instants au kibboutz, où la première cigarette se fumait dès le CP, le jour de Pourim.

D’autres photographies, à l’intérieur du livre, la montrent petite fille, déguisée en Indienne ou coiffée d’un bob et chaussée de godillots pour crapahuter dans la montagne. Un minois parmi d’autres, avec les autres, soudé aux autres. Comment dire « je » quand le « nous » est de rigueur dans votre tête depuis la naissance ? Yaël Neeman répond avec cet ouvrage radieux, spontané, brillant d’intelligence, où elle se livre en creux, à travers des souvenirs à la fois communautaires et personnels. La beauté de son écriture vient de ce qu’elle joue à cache-cache avec le groupe, se coule dans une masse solidaire pour sortir la tête de temps à autre, et chuchoter son point de vue individuel. Document précieux, et souvent très drôle, sur la vie quotidienne au kibboutz d’une petite fille, puis d’une adolescente, élevée au socialisme dans une bulle étanche aux questions, épreuves et angoisses des adultes, son livre est aussi la confession dense et dépouillée d’une femme qui revient sur ses échecs.

Aucune amertume, aucun regret. Si Yaël Neeman s’est retrouvée « fissurée » au service militaire, décalée, perdue comme un petit chat sorti de son panier, au point que l’armée l’a déclarée inapte, jamais elle ne dénonce les failles de son éducation, qui l’autorisait à faire l’école buissonnière « comme dans les pays civilisés où on ne punit pas les prisonniers en fuite, car il est dans la nature de l’homme de fuir ses geôles et d’être libre ». Sans doute parce qu’elle sait que le système lui a donné les armes de le juger, de le comprendre, et de le refuser. Cette lucidité altière, cette aptitude exceptionnelle à l’intro­spection, ce sens du récit au présent, ce travail de mémoire sélective qui atteint l’universel, tout cela lui vient du kibboutz, dont le « but n’était pas de façonner des individus identiques, mais d’assurer une égalité des chances permettant à chacun de donner le meilleur de lui-même ».

Le meilleur de Yaël Neeman, c’est cette écriture simple, limpide, et tellement précise. Enfant, elle écrivit une longue lettre à un auteur de livres pour la jeunesse, et lui confia qu’elle rêvait de faire le même métier que lui. Quand l’écrivain lui répondit qu’on ne sait pas ce que la vie nous réserve, Yaël Neeman fut déçue. Elle prit cela, à tort, pour la menace que jamais la littérature ne ferait partie de son existence. Elle peut aujourd’hui être rassurée. Témoignage majeur, Nous étions l’avenir est un vrai livre, un grand livre, de ceux qui font avancer.— Marine Landrot

 

Hayinou Ha’atid, traduit de l’hébreu par Rosette Azoulay avec la collaboration de Rosie Pinhas-Delpuech, éd. Actes Sud, 266 p., 22, 50 €.

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