N’être personne

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N’être personne

Ce n’est pas un hasard si ce livre commence sur une fausse piste dans un cul-de-sac carrelé. Une façon farceuse, pour Gaëlle Obiégly, de prévenir qu’elle n’a jamais eu l’intention de dérouler une fiction bien construite, avec un début, un milieu et une fin. Pour rire, elle campe juste le décor : des lieux d’aisance fermés de l’intérieur, qui retiennent une salariée prisonnière de son entreprise tout un week-end, avec pour seules provisions un stylo à bille et du papier toilette. L’outillage idéal pour une écrivaine qui n’entend pas du tout rejouer Ascen­seur pour l’échafaud. Au lieu d’utiliser son crayon pour démonter la serrure ou pour limer le pêne de la porte des toilettes, la détenue écrit sur les rouleaux de cellulose tout ce qui lui passe par la tête. Son incarcération javellisée est une libération pour son esprit. Et un enchantement pour les admirateurs de Gaëlle Obiégly, experte en décousu main, grande dompteuse de coq-à-l’âne, foreuse d’impressions fugaces et de souvenirs tenaces. Dans son dernier livre, Mon prochain, elle s’étonnait « d’être au même moment, au même endroit » que ses semblables. Dans le nouveau, elle dispose des lampes pour lui tenir compagnie dans sa chambre, parce que « la solitude, c’est ça, c’est de sentir son ombre. Et quand on la sent hostile, on déguste ».

Recluse dans son vide sanitaire sans montre ni téléphone, la narratrice perd la notion du temps. Alors elle s’accro­che aux dates que sa mémoire affiche puis mouline comme un panneau d’horai­res d’avions. Et elle tente de retrouver les événements attachés à ce calendrier anarchique. Forcément, le feu d’artifice mental n’est pas chronologique, il crépite de tout bois, tendre ou mort, sec ou humide, au gré d’un cerveau ­dopé par sa mission de maintenance.

Tout est passionnant dans les méninges de Gaëlle Obiégly. Ses réflexions sur l’enfance, dont elle a gardé le grain de voix, dans la vie comme dans ses livres. Son art de communiquer avec les morts, en gonflant le ventre. Ses souvenirs de pétroleuse à mobylette, de sa grand-tante nonne qui s’appelait Louise Michel, du conducteur de la Nissan qui faillit l’écraser avant de l’embarquer dans sa voiture. Et ses prédictions sur le futur éparpillement des psychés, par le biais de puces neuronales interchangeables : « Ne plus se contenter de soi, ne plus être soi seulement, ne plus résider dans soi — ce sera le progrès. La délo­calisation ne sera plus industrielle, elle sera domestique, intellectuelle, intime. Je sera nous, c’est-à-dire plusieurs. Nous serons partout. »

Gaëlle Obiégly ne donne pas de leçon, elle est au monde, tout entière à ce qu’elle fait, même enfermée dans une boîte en faïence. Capable de rire et de nous plier en deux, quand elle fait le poirier dans sa cellule, ou qu’elle accuse son chéri de ne pas être un vrai communiste parce qu’il l’engueule d’avoir perdu les clés de la voiture. Capable de transformer ses échecs en triomphes, de pleurer l’absurdité de l’absence des défunts. Et surtout, extralucide sur son travail d’écriture dont le seul dessein est de « saisir des poissons et les rendre au flux qui les garde vifs ».

Grande est l’envie de citer tous les aphorismes qui jaillissent de son texte si personnel. Il faut le lire avec un crayon, pour souligner chaque signe qu’elle envoie, et les garder au chaud en soi. Riche et précieux, N’être personne est un livre qui permet d’être quelqu’un. — Marine Landrot

 

Ed. Verticales, 320 p., 22 €.

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