N’essuie jamais de larmes sans gants

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N’essuie jamais de larmes sans gants

Une image traverse le livre de bout en bout, l’imprègne de sa beauté fragile, lui prête une poétique singulière, solaire et déchirante tout à la fois. Cette image est celle d’un élan blanc, entraperçu l’espace d’une promenade en forêt avec son père par un petit garçon du Värmland, dans l’ouest de la Suède. L’animal, solitaire, surgit de l’ombre quelques instants pour s’y perdre aussitôt. Un animal différent des autres, explique le père à son petit garçon. Et pour cette raison craint, détesté par nombre de chasseurs, une « aberration de la nature » qu’il s’agit d’éliminer pour protéger le reste de l’espèce. « Pourtant il existe », proteste l’enfant que le livre met en scène, quelque temps plus tard, au début des années 1980, à Stockholm, où il va rencontrer Benjamin et vivre avec lui une fulgurante histoire d’amour soufflée par l’apparition de ce qu’on appelait alors le « cancer gay ». L’image de l’élan blanc métaphorise le texte puissamment ancré dans le réel, les souvenirs d’enfance des personnages viennent et reviennent dans une construction subtile, lui donnent des allures de chant, le passé saturant le présent quand l’avenir apparaît tragiquement borné.

Car ce sont des trajectoires individuelles, pour la plupart éphémères, que dessine ce roman d’une rare ambition, prises dans l’enfer de ces années si particulières quand les homosexuels, à peine sortis de l’ombre, se sont trouvés frappés par le sida et de nouveau violemment stigmatisés. Précisément documenté, embrassant l’Histoire, le social et le politique, empli d’une rage et d’une énergie le plus souvent exprimées par un humour au tranchoir, ce roman d’amour et de mémoire mêle des sentiments contradictoires : le dérisoire et le tragique, la tendresse et la révolte, la jeunesse des corps et l’horreur crue de la maladie, le bonheur d’être enfin soi-même et l’imminence de la mort. Tombeau littéraire dédié aux amis disparus, ce roman bouleversant est d’abord un extraordinaire témoignage de vie. — Michel Abescat

 

Torka aldrig tårar utan handskar, traduit du suédois par Jean-Baptiste Coursaud et Lena Grumbach, éd. Gaïa, 592 p., 24 €.

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